QUAND PASSENT LES CIGOGNES
Deux jeunes Moscovites, Veronika et Boris, se destinent l’un a l’autre. La guerre declaree, Boris, engage volontaire, part pour le front russe. La jeune fille n’ayant aucune nouvelles de son fiance epouse Mark, le cousin de Boris.
Le temps devient fou.
La Palme d’Or décernée en 1958 à Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov a plusieurs significations. Elle récompense un film qui était – et est toujours aujourd’hui – novateur d’un point de vue technique et profondément humain dans son histoire. Elle récompensait aussi une des figures du cinéma soviétique de l’époque, Kalatozov réalisant depuis les années 1930 des documentaires et des fictions. Surtout, elle intervient dans le contexte de la Détente, cinq ans après la mort de Staline et le réchauffement des relations entre l’URSS et les États-Unis. Bref, Quand passent les cigognes n’est pas juste un film, il est un tout.
Derrière cette histoire d’amour contrariée par la Seconde Guerre Mondiale entre Veronika et Boris, c’est tout le talent et la virtuosité de Kalatozov – et du cinéma soviétique derrière lui – qui éclate à la face des Occidentaux en 1958. Il suffit de regarder la séquence du tramway, où la caméra zigzague durant quarante secondes dans un tramway puis à travers une foule dense et la circulation sans coupe, pour se convaincre que le Géorgien a un sens du rythme unique et une volonté de trouver de nouvelles méthodes de mise en scène et de les mettre en pratique, quitte à bricoler avec les moyens du bord – comme sur le plan-séquence de l’escalier en colimaçon.
Kalatozov, le précurseur
Rohmer dira de Kalatozov qu’il a “la profondeur de champ et les plafonds d’Orson Welles”. Sacré compliment qui se révèle exact. En cadrant régulièrement ses scènes en contre-plongée et en courte focale pour jouer sur les perspectives et la profondeur de champ, Kalatozov écrase régulièrement ses acteurs et son actrice principale dans un quotidien déprimant et meurtrier. Il y a aussi de l’expressionnisme allemand dans cette manière de filmer ces visages en plans serrés pour capter les émotions. Kalatozov parvient ainsi à donner naissance à un film qui est à la fois une synthèse de ce qui a été fait dans l’entre-deux guerres en URSS et en Allemagne mais aussi un précurseur dans le domaine technique. Et que dire du travail de Sergueï Ouroussevski sur la photographie et le cadrage, qui est proprement hallucinant – l’éclairage étant particulièrement marquant sur les plans serrés où seuls les yeux apparaissent.
Tout ce qui est dit plus haut peut laisser penser que le film est long ; or il ne dure que 95 minutes. Cette durée aurait pu tuer dans l’oeuf l’attachement aux personnages et à l’intrigue, car trop courte ; mais Kalatozov a l’intelligence d’aller à l’essentiel et de toujours coller aux destins de Boris et de Veronika du début (ensemble) à la fin. Il varie aussi les genres, surprenant toujours le spectateur : ici une séquence romantique, là des scènes de guerre, un moment horrifique lors d’un bombardement, un futur idéal projeté sur des arbres fleuris… Quand passent les Cigognes cherche toujours à exploiter de nouveaux horizons tout en gardant son histoire en fil rouge. Le récit ralenti par moment puis accélère brutalement, pris d’une frénésie soudaine aussi folle que violente. Finalement, ce rythme colle parfaitement à l’histoire proposée et même à la vie en général : des moments de calme brutalement mis en pièces par des événements soudains où le temps semble devenir fou.
Le ton du film est aussi pour beaucoup dans son succès. Tour à tour romantique, juvénile, sombre, angoissant, lyrique et tragique, Quand passent les cigognes parvient à prendre aux tripes et à faire ressentir à la fois l’horreur de la guerre, la veulerie d’un cousin amoureux et lâche mais aussi la force intérieure puis extérieure de Veronika, la figure centrale du film. Il n’est pas nécessaire ici de trop en parler, car ce serait gâcher la découverte que de trop dévoiler son intrigue ; mais la trajectoire de son personnage est très intéressant et l’interprétation de Tatiana Samoïlova lui donne une force incroyable – l’actrice recevra d’ailleurs une mention spéciale à Cannes pour cela.
Une Palme d’Or face à la censure
Au-delà de la qualité technique et narrative du film, Quand passent les cigognes est aussi un symbole de l’assouplissement du régime soviétique vis-à-vis de sa production cinématographique. Il n’y qu’à voir le traitement frontal des planqués de l’Armée Rouge qui échappent au front pour comprendre que les choses ont évolué après 1953. Outre cette séquence qui aurait été censurée, et qui aurait pu provoquer de graves conséquences pour Kalatozov, les nombreuses innovations de mise en scène montrent aussi que le régime laisse plus de latitude aux cinéastes pour créer et penser le cinéma différemment.
Néanmoins, cette Palme d’Or est aussi d’une certaine manière un faux-semblant. Déjà parce qu’elle est la seule Palme pour un film soviétique et russe. Mais aussi parce que le cinéma soviétique n’est pas libéré du poids de l’État et de la censure. Et Kalatozov, malgré tout son talent et sa Palme d’Or, subira les foudres de la censure soviétique en 1964 avec Soy Cuba, son chef d’oeuvre encore plus fou visuellement (si si c’est possible) sur la révolution castriste.
À une époque où chaque Palme d’Or est critiquée (parfois à juste titre) parce que manquant d’audace ou même de cinéma tout court, il peut être bon de se tourner vers le passé et de regarder un film qui a toutes ces qualités et bien plus encore.
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