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SELON LA POLICE

Un matin, un flic de terrain, usé jusqu’à la corde, que tous dans son commissariat appelle Ping-Pong, brûle sa carte de police et disparaît sans prévenir. Durant un jour et une nuit, ses collègues le cherchent, le croisent et le perdent dans Toulouse et sa banlieue. Mais chaque heure qui passe rapproche un peu plus Ping-Pong de son destin.

Critique du film

Dix ans après À moi seule, Frédéric Videau revient avec un nouveau film qui gratte, avec les moyens du cinéma et de la fiction, une des zones les plus sensibles de notre société : la police. À travers la vie d’un commissariat de proximité, le réalisateur interroge l’image désastreuse que renvoie aujourd’hui l’institution. Il déconstruit surtout l’idée d’une masse informe et univoque, empruntant, en même temps que son personnage principal, les chemins inattendus d’un réalisme poétique où chacun joue sa partition.

LE REEL ET SON DEBORDEMENT

On se souvient du récit en mosaïque d’À moi seule, qui se débarrassait d’emblée de toute facilité liée à la dramaturgie classique du récit de séquestration, pour ausculter sans emphase le mystère d’une relation. Construit comme une ronde, Selon la police adopte le principe de boucles narratives. Ici l’« effet Rashomon » (une même scène est montrée selon différentes perspectives) permet de valoriser le point de vue personnel au sein même du collectif. Frédéric Videau travaille l’adéquation du fond à la forme en orfèvre. La ronde passe de personnage en personnage, les prénoms s’affichant à l’écran dans un jeu de faux chapitres qui n’altère pas la fluidité du récit. Cette structure est d’autant plus brillante que le film la dégoupille dès la scène d’ouverture. Ping-Pong brûle sa carte de police et prend la tangente. Une décision individuelle qui agit comme un séisme dont le film s’occupe à enregistrer les maintes répliques.

Selon la police

Le film intrigue, dès les premières images, dans sa manière de décrire une réalité et de mettre tout en œuvre pour s’en écarter. D’abord le travail de la photographie donne des indices de distance. Une luminosité teintée d’artificialité. Un soin qui dépouille le réel de sa grisaille. Puis la musique confère, au détour d’une échappée, un goût d’aventure à une scène somme toute banale (elle est signée Florent Marchet, nouvelle collaboration éblouissante après À moi seule). Enfin la pluie, une authentique pluie de cinéma, fulgurante et drue, dramatique à souhait, vient corroborer ce sentiment de débordement du réel. Au contraire, les dialogues, dans leur plate crudité, de menus détails (une inscription sur un distributeur de papier toilette) et la menace sourde d’une tension permanente sont autant d’éléments qui ramènent le film au quotidien, à une forme de documentation qui avait en son temps nourri l’aspiration de Bertrand Tavernier à rendre compte de la précarité matérielle des flics de L.627.

Selon la police se situe dans cet espace d’incertitude où s’ancrent les nuances qui en font le prix. Le hasard de calendrier des sorties le fait partager l’affiche des cinémas avec le beau film documentaire d’Alice Diop, Nous, qui s’attache de la même manière, sur le terrain de la banlieue, à repousser toute forme de lieu commun en s’approchant des individus et de leurs singularités. Les deux films partagent aussi ce goût d’un titre qui contient tout à la fois la richesse de la polysémie et la pauvreté du générique.

Selon la police

L’incertitude, c’est aussi ce qui relie Zineb, Drago, Delphine, Joël et les autres. Tous ont en commun de mal vivre leur statut de policier. Crise de vocation pour l’une, humiliation pour l’autre, précarité pour la troisième, ras-le-bol pour tous. Déconsidérés par une hiérarchie dont la politique du chiffre accentue leur désarroi et leur colère, défiés par une jeunesse sans horizon, ils et elles ont le sentiment de n’être là que pour « empêcher que la merde déborde ». Ce constat n’en fait pas pour autant des anges ou des martyrs de la République. Le racisme, les bavures sont une autre face de la réalité que le film n’occulte pas. On l’aura compris, Frédéric Videau ne se place ni en procureur, ni en avocat mais en cinéaste et citoyen, l’un répondant avec les moyens de la fiction aux questions que se pose l’autre.

L’ART DU CONTREPIED

Ping-Pong traverse le film comme un spectre, déambulant dans la ville, une cigarette au lèvres, apaisé. Toutes les conversations ramènent à sa personne dont l’absence peuple les doutes. Figure paternelle du commissariat, connue sous ce seul surnom qui lui colle à la peau comme lui colle cet uniforme dont il se ne défait pas et qui en constitue une seconde. Ping-Pong n’est plus flic, en possède encore l’apparence, et en conservera très certainement l’œil et les réflexes. Celui par qui la ronde se déchire, celui pour qui elle se reformera autrement, c’est un personnage absolument fascinant auquel Patrick D’Assumçao prête sa silhouette rassurante et boudeuse. Dans un rôle quasiment muet, il est extraordinaire en flâneur contemplatif qui n’est pas sans rappeler les anges berlinois des Ailes du désir (Wim Wenders, 1987). Autour de lui, Frédéric Videau a composé un casting éclectique sans souci de réalisme, où l’on retrouve, entre autre, Simon Abkarian, Laetitia Casta, Emile Berling, Sofia Lesaffre, Agathe Bonitzer (après À moi seule, qui demeure à ce jour son plus beau rôle) et Jean-François Stévenin dans l’une de ces toutes dernières apparitions.

Selon la police

La dernière séquence, magnifique, se déroule dans le décor irréel d’une fête foraine désertée par l’orage, où se retrouvent les principaux protagonistes. Ping-Pong redevient Serge Laborderie, père qui, ayant du temps devant lui, projette de rendre visite à sa fille. Videau convoque tout à la fois la tragédie et le polar pour mettre en place un étonnant jeu de faux-semblant.

Porté par un scénario virtuose, Selon la police est un grand film de ricochet. Sa façon de constamment se décentrer d’un matériau d’enquête rigoureux le fait se promener à la lisière des genres, poétique, fantastique, dramatique, tragique. Et puis, au milieu de la fête foraine, un autre genre surgit à la faveur d’une enseigne lumineuse qui annonce, au néon bleu, le nom de l’attraction : Rio Bravo. Alors comme le film n’a cessé de nous l’apprendre, nous faisons un pas de côté et c’est le finale du Train sifflera trois fois qui nous revient en tête, Gary Cooper a gagné la partie, Grace Kelly se jette dans ses bras mais le Shérif décroche son étoile et la jette à terre. Citer Hawks pour évoquer Zinneman, Frédéric Videau maître dans l’art du contre-pied. À Toulouse, on dit plutôt cadrage débordement.

Bande-annonce

23 février 2022 – De Frédéric Videau
avec Patrick D’Assumçao, Sofia Lesaffre et Laetitia Casta