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NICOLAS MAURY | Interview

Garçon chiffon de Nicolas Maury n’avait eu droit qu’à deux jours d’exploitation en octobre dernier avant la fermeture des salles de cinéma pour raisons sanitaires. Ce très beau premier film repose sur les épaules de son metteur en scène et premier rôle, qui tout juste arrivé dans la quarantaine passe à la réalisation après avoir rayonné devant la caméra des autres, apportant à chaque fois son univers et sa voix si particulière. Il nous a fait l’immense honneur de nous accorder un long moment pour revenir sur ce Garçon chiffon qui lui tient tant à coeur, à l’affiche mercredi 19 mai, mais aussi sur son rapport au cinéma, au théâtre et à tout ce qui a fait de lui l’auteur fascinant qu’il est devenu.

Guillaume Brac, à la sortie de Tonnerre en 2014, livrait qu’une fois que son premier film avait été fini il était très différent de ce qu’il avait pu imaginer au début. Garçon chiffon est votre premier film, quand vous repensez à ce qu’il était au stade de l’écriture, au tournage et maintenant que vous le livrez au public, est-il devenu autre chose depuis ces premières étapes ?

Nicolas Maury : C’est une question très intéressante, j’ai l’impression que mon film est devenu, pour de multiples raisons, abstraites, concrètes et empiriques, comme une véritable personne ce Garçon chiffon. J’avais eu ce pressentiment en lui donnant ce titre, comme quelqu’un qui était dans un stade de passage, Jérémie Meyer, et qui le chemin du film aidant allait se trouver, ça c’est l’histoire du film. Il se trouve que mon film a été chahuté, comme l’est Jérémie par un Paris qui est contre lui, anguleux, et il y a quelque chose dans le trajet du personnage et à la fois dans celui du film que j’ai posé dans cette société là, celle du 28 octobre dernier, avec ce chemin qui est passé par Cannes, est devenu comme une bannière pour d’autres que lui. J’ai l’impression personnelle qu’il m’enseigne des choses, comme s’il ne m’appartenait plus. De partir de nouveau en rencontre, comme avec vous, et d’en reparler, c’est comme un ami à soi qu’on doit re-convoquer. Il me faut me reposer la question de qui est ce film vraiment, en tout cas ça me fait cet effet là.

Je suis assez coutumier de cet effet là, d’être en quelque sorte étranger à moi-même. Parce qu’une fois que je suis dans un projet, j’y suis vraiment entièrement. Après, je revois très peu les films dans lesquels je joue, et la réalité devient un peu « liquide » pour moi. Et là, il y a cette date du 19 mai pour le retour en salle, qui m’enchante. Je n’ai pas revu le film depuis longtemps, et j’ai hâte qu’enfin le film ne m’appartienne plus. Qu’il appartienne à des gens et qu’ils y trouveront du sens. Parce que moi, et je trouve que c’est quelque chose qu’on trouve dans la Nouvelle vague – et qui n’est toujours pas évident -, j’avais envie de poser un film dans la société. Ça peut-être un film poétique, politique, mais avec en tête sa sortie. Et là, vu qu’il a été un peu retardé, même si ce n’est pas vraiment le terme. J’ai une approche assez « asiatique » et pour moi c’était son destin que les choses se déroulent comme ça. Ce qu’on m’en dit c’est qu’il a une petite aura de tendresse, par rapport à ce qu’il lui est arrivé à ce film-là.

La situation est tellement historique, un film, un premier long, ce qui m’est arrivé, je parle de la trajectoire de ce film, c’est unique.

Je ne sais pas ce qu’en avait dit Guillaume Brac, mais en tout cas, pour moi, entre le scénario et la concrétisation du film, il y a eu la rencontre merveilleuse d’être capitaine de navire, d’être metteur en scène. Pour moi ce n’était pas inné, et puis ça l’est devenu, cadrer le monde. Mais j’ai quand même appris une chose, merveilleuse, que j’avais sentie mais sans la vivre, c’est que chaque moment du cinéma doit être de l’écriture. Cela jusqu’au mixage ou l’étalonnage; qui pour moi est un moment très important. Mon étalonneur me disait qu’en général c’est une étape où les metteurs en scène sont un peu en bout de course et ont une écoute un peu latente… Alors que moi je suis hyper passionné par ça, la couleur d’une peau, et tout ça c’est vraiment de l’écriture. C’en est même hallucinant. Et tous ces rendez-vous ont abouti à l’écriture de mon deuxième film. Je me dis que, maintenant, je connais plus la matière, que ce soit du son ou de l’image. Ça, ça m’a beaucoup appris. Et ça va m’aider à être plus précis dans mes images affects, ou images-temps, que je vais faire pour mon deuxième long.

La situation est tellement historique, un film, un premier long… Ce qui m’est arrivé – je parle de la trajectoire de ce film -, c’est unique. Ma distributrice des Films du Losange, Régine Vial, me disait : « tu verras, c’est intéressant car peut-être qu’un jour il y aura des gens qui étudieront ce truc là, parce que comment on garde un film qui sort… Là, aujourd’hui, il faut de l’événement, de la nouveauté, et moi j’avais déjà fait une promo. Et comment fait on pour que le film ne soit pas éventé quelque part ? » Moi je ne crois pas, mais c’est un chemin que je découvre. Si vous me posiez cette question, au début de l’été, là je l’aurais enfanté ce film. Mais là je suis encore dans cette limbe, entre la vie et la mort.

Dans les premières projections en octobre dernier, vous communiquiez beaucoup d’enthousiasme, avec une émotion particulièrement communicative. Comment garde-t-on intact tout ça après tant de mois où le cinéma a été empêché en salles, pour transmettre quelque chose à tout ceux qui n’ont pas pu découvrir le film ?

J’ai envie de vous dire non, je ne chercherai pas à reproduire ça, comme homme. J’adore cette phrase : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Si on revient au même endroit, le fleuve a changé, nous avons changé également. Je ne peux pas refaire une recette en parlant de ce film. C’est pour ça que j’essaie de revisiter, revivifier les mots qu’il emploie. Et même mes idées, quitte à me contredire. Donc, là, l’émotion n’est pas intacte parce qu’elle est différente. J’ai passé six mois sans tourner, j’ai des camarades acteurs qui n’ont pas arrêté de tourner, qui n’ont presque pas vécu cette poche de temps.

Moi, je l’ai vécue, vraiment, je l’ai vécue souvent même de façon isolée. Mais c’était quelque part absolument passionnant aussi, parce que j’ai pu formuler ce que sera mon deuxième long, écrire un album de chansons, participer à un documentaire sur Hervé Guibert par David Teboul pour Arte. Se replonger dans Guibert, faire des choses, ça a été comme un ralentissement du temps, qui était hyper à la fois violent, avec Garçon chiffon resté dans les clous, mais aussi à la fois très intéressant dans ma vie. Là c’est un retour à la lumière, et il va falloir que ça reparte.

Vous parlez d’un album de chansons, et une des choses qui frappe dans le film est la musique et votre rapport à elle. Est-ce que vous pensez à la musique quand vous écrivez, à la mise en scène, à votre découpage ? Elle sous-tend tellement la forme du film qu’on se pose la question de sa place pour vous.

Encore une fois tout ça c’est de l’écriture. Pour moi, c’est vraiment de l’écriture la musique.

Pour moi c’est vraiment indissociable, la musique de l’image, pour moi musique plus image égale cinéma. Une certaine musique en fait, j’étais très inspiré par les thèmes de Mancini, qu’on retrouve dans Breakfast at Tiffany’s. Ces arrivées de cordes qui sont comme de l’indicible, mais mis en scène, soit ça prend le relais d’une émotion implicite, soit ça vient soutenir un visage, ou épouser les contours d’une personne comme Audrey Hepburn avec la musique de Mancini, autant qu’avec le cinéaste Blake Edwards. De terminer le film en chanson, c’est arrivé seulement dans les dernières versions du scénario. Et puis le nom d’Olivier Marguerit, car je voulais vraiment travailler avec quelqu’un en amont des images, car je savais qu’il faudrait créer des poches pour la musique au sein des images. Au moment, par exemple, du retour en train, je savais qu’il fallait que je laisse des poches pour Olivier, pour sa musique. Ce n’est pas boucher des images au montage avec la musique, pas du tout, je crois qu’on ne trouve pas ce genre d’utilisation de la musique dans Garçon chiffon. Ça serait faire de la musique une rustine, parce qu’on en aurait besoin pour faire un lien. La musique était presque convoquée sur le tournage.

Vanessa Paradis, c’était intrinsèque à cette fameuse « chambre à soi », que contient Garçon chiffon, car elle était en vrai dans ma chambre. Ça racontait du personnage, comme ça, provincial, l’envie d’être une petite vedette, comme ça arrive quand on vient d’un milieu un peu populaire. Ça racontait les années 1980. Encore une fois, tout ça c’est de l’écriture. Pour moi, c’est vraiment de l’écriture la musique. Là, par exemple, je vais encore plus loin, je suis dans l’écriture de mon nouveau film. J’ai demandé à Olivier un thème alors que je vais peut-être le tourner dans un an ce film. Je lui ai raconté l’histoire, avec un thème que j’aimerais comme-ci ou comme-ça. Il me l’envoie et je sais que ce thème est exactement ce qui va soutenir les images.

C’est donc vraiment très en amont dans la construction du film.

Oui, très très en amont. Mon producteur m’a même dit « ça va être une comédie musicale ton film », car je pense que là, encore une fois, il y aura une chanson. Mais pour moi, ça ne sera pas vraiment une comédie musicale. Ça sera mon cinéma.

C’est vrai que ça doit être compliqué tellement on aime aujourd’hui faire entrer les films dans des cases, alors qu’on ressent bien l’indécision dès la première scène du film, où le personnage hésite mais finit de toute façon à aller quelque part, ce qui est une image assez juste et difficile à faire accepter. Votre cinéma, comme votre jeu, échappe à l’étiquetage des genres souvent exigé de la production à la distribution d’un film.

J’aime bien, en tant que personne, montrer que le chemin n’est pas encore tracé. En vieillissant, je me rends compte, et cela on le ressent à rebours, qu’il faut accueillir le destin. Par exemple, Jérémie, si ça va si mal dans sa vie, il se torture et se juge beaucoup, il s’empêche de marcher et d’avancer. En prenant cette place de réalisateur, et non plus acteur pour les autres, même si je continuerai à l’être, je me donne la possibilité d’inscrire le fait que j’ai la possibilité d’être indécidable. D’être hors case, j’appelle ça l’hétérogénéité du monde, son bruit. J’aime pas quand on étalonne les choses à ma place, que ce soit dans la vie ou que ce soit dans mon travail de metteur en scène ou d’écriture. J’aime bien vraiment laisser arriver des choses qui même moi me provoquent.

En tant qu’acteur, vous avez une couleur particulière, comment apporte-t-on ça quand on doit à son tour diriger les autres ?

C’est quelque chose que j’ai toujours fait, même avant d’être réalisateur, être très très sensible à mes partenaires. On me demandait souvent mon avis sur des rôles, des amis me faisaient lire des scénarios pour me demandé : est ce que tu penses que c’est bien si je fais ce rôle ? J’ai toujours eu ce truc qui dépassait le fait d’être un copain acteur. C’est souvent des actrices qui avant même que je le sache avait compris que je dirigerai. Amira Casar, Isabelle Huppert, elles savaient que j’avais un metteur en scène en moi, bien avant que je m’en rende compte. Moi je l’ai toujours su, mais secrètement, et ça serait intéressant de savoir ce qu’elles ont vu chez moi pour penser ça.

Quand vous dites qu’avec moi, parfois, il se passe quelque chose, c’est peut être qu’à la fois c’est une production de ma part, une sursignature sur certains trucs, mais ça peut être aussi de ne pas donner ce que l’on attend.

C’est encore une fois une question très belle, parce que j’adore poser « de petites bombes invisibles » pour quelque chose se passe, comme vous le disiez vous même. C’est pas tout à coup faire des prises d’otages, mais j’aime bien le fracas, et pour moi c’est ça le réel, à ne pas confondre avec le réalisme. C’est faire quelque chose qui n’est pas attendu, et c’est ça que j’attends de mes acteurs. J’attends d’eux un état d’une immense évidence, on se demanderait s’ils ont vraiment commencé à jouer. Et à la fois d’une immense impolitesse, dans le sens où il y aurait une chimie, quelque chose qui ne serait pas poli, qui n’est pas ergonomique, qui est de l’ordre de la vie.

Mais c’est pas quelque chose de nécessairement extérieur, ça peut être un silence, ne pas répondre du tac au tac à une réplique. Je suis très sensible à ça, c’est de la musique aussi je pense. C’est quand même une comédie mon film, même si une comédie un peu chelou parce qu’il y a des choses très noires. Après, je pense que j’ai un petit monstre comique en moi, ça me titille de faire rire, mais j’aime aussi bien m’absenter et décevoir un peu l’attente. Donc je suis peu spécial par rapport à ça.

Quand vous dites qu’avec moi, parfois, il se passe quelque chose, c’est peut être qu’à la fois c’est une production de ma part, une sursignature sur certains trucs, mais ça peut être aussi de ne pas donner ce que l’on attend. Ça c’est une chose avec laquelle j’aime bien jouer, comme pour beaucoup d’acteurs, mais ce sont le genre de choses qu’en tant qu’acteur on n’évoque pas. A partir de quel moment on apparaît dans un rôle, à partir de quand c’est bien d’être mat ou derrière, et tout à coup « hop » ! d’apparaître dans une réplique. Ça, pour moi, c’est à la fois et graphique, et musical. Là encore je dirige mes acteurs un peu comme ça. Et surtout, il n’y a pas de loi, je vais à la rencontre de chaque personne. On ne dirige pas du tout Nathalie Baye comme on dirige Théo Christine. Pas du tout. Par contre, je les regarde de la même façon. Mon regard est anormalement concentré, et même anormalement amoureux, je dirais.

Pour encore tourner autour de la même idée, on trouve dans le film un dialogue, dans une scène d’audition, où le directeur de casting dit cette phrase « avec lui forcément ça nous emmène ailleurs, mais au moins il se passe quelque chose ». D’une certaine façon, est-ce que cette phrase n’est pas la meilleure définition du film et même vous de ce que vous apportez dans tous vos rôles d’une manière générale ?

Oui, peut-être. Mais ça serait prétentieux de ma part parce que je pense que, quand on porte un film ou une pièce de théâtre, c’est difficile de dire « là il se passe quelque chose ». Effectivement, ce serait mon souhait que les gens se disent ça, ce serait même mon rêve absolu. Dans cette phrase-là, il n’y a pas de superlatif, on est beaucoup trop dans ce truc-là aujourd’hui. C’est assez pervers pour les artistes, parce que si on ne le dit plus, après on finit par se demander si on n’a pas aimé le film. Les artistes ne le demandent pas forcément mais finissent par trop attendre ça. Et moi, c’est vrai que j’essaye d’abolir ça.

Il y a quelque chose d’un peu protestant de dire « oui ça nous emmène ailleurs… », on n’est pas dans « j’adore » ou « je déteste » et ça me ressemble assez je crois, effectivement. Comme je dis toujours, cet état un peu « asiatique », ou cet état où on est pas obligé de dire « ce film va avoir un prix, c’est le meilleur ». Ce type de choses ne me parle pas du tout, je ne suis pas du tout carriériste. Je suis pas non plus un bisounours, mais j’essaye vraiment de me rapprocher encore une fois d’une vibration vraiment personnelle, audacieuse, inquiétée par le monde, car je ne suis pas seul. Déjà, réussir à faire ça avec son métier c’est un sacré programme. Après, qu’on le trouve comme ci ou comme ça, bien sûr ça peut me blesser, mais ça ne m’appartient plus.

Vous allez peut être me trouver fou, mais mon film je le trouve extrêmement classique, et c’est très volontaire. Vous savez le cinéma c’est un art très jeune, vraiment comparé à la littérature. Quand on lit Sade, ça part très loin, c’est extraordinairement ouvragé, avec la langue, les péripéties et avec l’action. Face à ça, je me rends compte à quel point mon film ne part pas du tout dans tous les sens, comme on pourrait le penser. Si je dois être très honnête, je le trouve même parfois un poil « conventionnel ». Et j’ai décidé en montage de renforcer ça avec du classicisme en disant que ça allait être un film d’apprentissage.

C’est un portrait d’un jeune homme d’aujourd’hui, qui avance comme ça, un soldat de la fragilité peut-être.

Pour moi, le film pourrait s’appeler « intérieur Jérémie », et ce n’est pas non plus un portrait à la Picasso. C’est un portrait d’un jeune homme d’aujourd’hui, qui avance comme ça, un soldat de la fragilité peut-être. Mais c’est un film, je trouve, très mesuré, même dans ce qu’on pourrait appeler ses « sorties de route ». Si on peut parler de ça, c’est bien qu’il y a une voie principale d’engagée. Si un film ne faisait que des sorties de route, on ne pourrait pas en parler car ce ne serait que des épiphénomènes. Le phénomène principal, c’est mon cinéma, ma musique et ma façon de me filmer et de filmer le monde. Et je crois que peut être qu’on s’imagine que ça part dans tous les sens parce que je l’ai ramené vraiment à ce qu’il y a de plus personnel ce film. Très franchement, si on le regarde très précisément, il peut se recevoir de manière très linéaire. Il n’y a pas de sautes de temps, c’est pas un roman de Faulkner ! Il y a une grande continuité je trouve.


Découvrez dès demain la seconde partie de notre entretien avec Nicolas Maury…





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