LES DEUX ANGLAISES ET LE CONTINENT
Anne, jeune Anglaise, rencontre Claude qu’elle présente à sa soeur Muriel. Après deux années où le trio mêne une vie faite de complicité et de bonheur partagé, Anne et Muriel s’éprennent toutes deux de leur compagnon.
Violence de l’amour
Si on demande à un cinéphile de citer un film de François Truffaut adapté d’un roman d’Henri-Pierre Roché, il y a fort à parier qu’il répondra Jules et Jim. Sorti en 1962, ce film incontournable est devenu un représentant majeur de la Nouvelle Vague. Pourtant il n’est pas la seule réponse possible. En effet, presque dix ans après Jules et Jim, François Truffaut adaptait l’autre roman d’Henri-Pierre Roché, Deux Anglaises et le continent. Malheureusement, le film n’aura pas le même succès que son aîné. Accueil critique mitigé, public absent, le film aura même droit à un nouveau montage peu de temps après sa sortie pour tenter de sauver les meubles. François Truffaut vivra mal cet échec, lui qui, au contraire, considérait Les Deux Anglaises et le continent comme l’un de ses films majeurs. Son ultime travail cinématographique sera même de livrer une nouvelle version du film, peu de temps avant sa mort, et de faire ainsi des Deux Anglaises l’un de ses plus beaux chefs-d’œuvre, qu’il convient de reconsidérer aujourd’hui à sa juste valeur.
La filiation entre Les Deux Anglaises et Jules et Jim va au-delà de leurs auteurs. Les deux œuvres parlent d’un triangle amoureux, bien qu’inversé, Les Deux Anglaises racontant les histoires d’amour tragiques entre un Français, Claude, et deux sœurs anglaises, Muriel et Anne. Un certain nombre de critiques reprocheront ainsi à François Truffaut de se répéter, et de ne livrer qu’une copie peu inspirée de Jules et Jim. Si les films présentent un certains nombres de similitudes, Les Deux Anglaises allant même jusqu’à citer le premier, ils n’en sont pas moins très différents. Là où Jules et Jim avait le parfum de l’urgence, de l’insouciance, y compris dans sa mise en scène, Les Deux Anglaises se veut plus torturé, plus complexe, plus sombre. François Truffaut a cherché à faire « un film physique sur l’amour ». Le réalisateur a voulu mettre en avant le sentiment amoureux dans tout ce qu’il peut avoir de plus violent. La mise en scène sera donc plus rigide, tout comme l’histoire sera plus sombre et les personnages plus viscéraux, à l’image d’une Muriel chez qui la réaction psychique passe nécessairement par une répercussion physique.
Apprentissage amoureux
Ce parti-pris s’accompagne, pour François Truffaut, de la nécessité de ne surtout pas changer l’espace spatio-temporel du roman. Les aventures de Claude, Muriel et Anne auront donc pour cadre le début du XXe siècle et la pudeur des sentiments qu’impose le code de conduite des bonnes familles anglaises. Là se trouve une autre explication du rejet des Deux Anglaises par un public post-Mai 68, en pleine libéralisation sexuelle. Un jugement malheureusement trop hâtif, le film allant bien au-delà des amours platoniques imposés par une quelconque bienséance. Le film joue énormément sur cette idée dans sa première partie, enfermant les trois personnages dans une sorte de pudeur amoureuse, où les sentiments se développent dans une magnifique retenue poétique, pour mieux y introduire petit à petit la part physique de l’amour, jusqu’à livrer certaines des scènes les plus crues que François Truffaut, qui n’aimait pas spécialement filmer les corps nus, ait pu faire.
Les Deux Anglaises se veut au final un film assez juste sur l’apprentissage amoureux et sexuel des jeunes filles de bonne famille au début du XXe siècle, tout en y intégrant une représentation plus intemporelle de la transformation de filles en femmes. Plus généralement encore, Les Deux Anglaises est un de rares films à réussir à aussi bien capter la complexité du sentiment amoureux, grâce à sa capacité à aborder les choses sous tous les angles, mais surtout à les laisser s’installer et se développer. Ce sera le dernier reproche, totalement injustifié, qui aura été fait à François Truffaut, celui d’avoir livré un film trop lent. Le rythme est fondateur de la beauté et de la réussite des Deux Anglaises. Si le film peut s’avérer perturbant, cela serait plutôt parce qu’il emprunte plus aux codes de la littérature qu’à ceux du cinéma. Un choix cependant parfaitement assumé par le réalisateur.
Cinéma littéraire
Dès le générique, François Truffaut exprime clairement son intention. Les noms défilent sur un arrière plan composé de pages du livre de Roché, annotées par le réalisateur. C’est le roman qui sera mis en valeur. Le film sera une transcription par l’image des mots de Roché, mais avec le regard de François Truffaut. Ce qui passera tout d’abord par la narration. Fidèle à lui-même, le réalisateur a ici énormément recourt à la voix-off, qu’il réalise lui-même, en citant le plus souvent tel quel le roman originel, appuyant une nouvelle fois cette idée de la lecture de Roché par Truffaut. Mais plus marquant encore dans le processus de transcription littérale, est l’utilisation des textes du livre dans les dialogues, imposant clairement un style très littéraire à l’ensemble. Truffaut n’hésite pas non plus à reprendre l’idée des correspondances (le roman est épistolaire), par des scènes d’écriture classique avec des voix-off, mais également par des formes plus originales de monologues, soit face caméra avec surimpression ou d’un personnage parlant seul en se promenant dans la rue. Par ce biais, Truffaut s’écarte un peu plus de la réalité pour renforcer une approche littéraire, plus abstraite. L’ensemble de la mise en scène va d’ailleurs dans ce sens. Il se dégage de la plupart des scènes, mais également du montage, une sorte de rigidité théâtrale. Les emplacements et déplacements des comédiens sont le plus souvent parfaitement pensés, tout comme les mouvements de caméra (voir notamment le sublime travelling lors de la séquence sur l’île).
Truffaut maîtrise sa mise en scène, dans le but de faire parler les images comme le font les mots d’un écrivain, n’hésitant pas à jouer avec des métaphores poétiques (par exemple, Anne recouvrant le visage de la statue de sa sœur Muriel avant d’embrasser Claude). Pour la première fois aussi, Truffaut accorde une importance toute particulière à la photographie. Le chef opérateur, Néstor Almendros, a réussi à créer une sorte d’onirisme, à placer le film dans sa propre réalité, tout en composant un éclairage très naturel, utilisant énormément la lumière du soleil, mais sachant aussi composer de magnifiques plans restituant les éclairages aux lampes à gaz. Se dégage ainsi une atmosphère mêlant réalisme et théâtralité, que l’on retrouve dans le jeu des comédiens, associant habilement la théâtralité littéraire au réalisme des émotions.
Ce choix narratif particulier, admirablement maîtrisé, s’accorde parfaitement à la peinture violente du sentiment amoureux voulue par François Truffaut. La rigueur littéraire se mêle à l’authenticité émotionnelle cinématographique pour réussir à saisir parfaitement la complexité et la force virulente de l’amour. Une réussite tant sur le fond que sur la forme, en osmose parfaite, qui fait des Deux Anglaises et le continent un chef d’œuvre du septième art, à (re)découvrir d’urgence.
La fiche
LES DEUX ANGLAISES ET LE CONTINENT
Réalisé par François Truffaut
Avec Jean-Pierre Léaud, Philippe Léotard, Kika Markham, Stacy Tendeter…
France – Drame, Romance
Sortie en salle : 18 Novembre 1971
Durée : 135 min