BLEEDER
Copenhague, fin des années 1990. Dans les quartiers populaires de la ville, l’histoire se croise en deux chemins distincts entre deux amis. Léo apprend de Louise, sa petite amie, qu’il va être père. Il annonce la nouvelle sans joie à Lenny, qu’il croise régulièrement au vidéoclub. Cinévore compulsif et véritable nerd du 7ème art, lui cherche simplement à sortir avec Léa, la serveuse du snack du quartier.
Comme dans un livre ouvert.
Bleeder est de 3 ans le cadet de Pusher. Celui-ci reprend le même casting, le même attachement aux bas-fonds de Copenhague, les mêmes codes de montage et de colorimétrie, tour à tour terne puis flashy. De rouge évidemment, puisque de l’aveu même du titre, dans Bleeder, il est question de sang. Celui de la violence, évidemment, mais celui aussi qui porte un ADN. Une identité. 17 ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour que Bleeder trouve son chemin jusqu’au cinéma. C’est aussi l’âge où l’on croit tout savoir, l’âge de la maturité ressentie. Inédit dans les cinémas hexagonaux jusqu’à cette rentrée 2016, le second film de Nicolas Winding Refn est longtemps resté l’apanage des cinéphiles avertis et des chineurs acharnés. Cette renaissance dans nos salles obscures nous donne l’occasion de nous (re)plonger dans un long-métrage quasiment prophétique de la carrière de NWR – même si le réduire à un marc de café serait terriblement amer.
No time for losers
Nicolas Winding Refn, comme tous les cinéastes, possède des influences bien marquées. L’audace du bonhomme, qui a fait couler autant d’encre que contribuer à sa renommée, tient dans sa ferme intention de ne jamais donner dans la demi-mesure lorsqu’il les applique à ses propres films. Porté par des fortes marques générationnelles punk, celles des révoltés mais aussi des nihilistes, on retrouve quelques choses des paumés plus ou moins inoffensifs des romans d’Irvine Welsh, dont l’adaptation la plus célèbre aura donné le Trainspotting de Danny Boyle. Pourtant, ce n’est pas tant du côté de la Grande-Bretagne que NWR reluque, mais plutôt vers New York où il a passé une partie de son enfance, ses quartiers crasseux et ses personnages hauts en couleur, qu’il recrée avec maestria dans un Copenhague brisant la représentation proprette de la capitale danoise.
Enfin libéré d’un premier long-métrage par Pusher, NWR s’éprend désormais de déployer ses “L” avec un casting quasi-identique à sa précédente oeuvre. Explications de la tournure de phrase avec Léo, Lenny, Léa, Louise, Louis et… Kitjo. Tout troupeau a sa brebis galeuse. Lenny (Mads Mikkelsen) est un nerd cinéphage avant l’heure (comprendre, avant que le terme désigne des hipsters) passant le plus clair de son temps dans un vidéoclub – oh, douce nostalgie – sous les ordres d’un boss aussi détendu du bulbe que lui, Kitjo (Zlatko Buric). Il y croise souvent Léo (Kim Bodnia), un pote looser qui vient d’apprendre que sa femme, Louise (Rikke Louise Andersson), attend un enfant. La goutte de responsabilité qui fait déborder le vase de l’apitoiement.
Fantasmes
De Léo, ce sous-homme, ce suiveur, jamais apte même après un milliers d’années à diriger le troupeau, naît une rancoeur contre un monde qui lui rappelle à tout instant qu’il est insignifiant. Comble, son beau-frère, Louis (Levino Jensen) représente son fantasme. Un homme de fait, une brute, n’hésitant jamais à jouer du revolver, libre d’action et d’opinion, défoulant ses trop-pleins de testostérone en déluges d’insultes racistes. Léo ne rêve ni de carrière, ni de culture, ni de bonheur dans le refuge familial. Léo rêve d’une vie sans contrainte. Léo rêve d’être le paria des parias. Léo n’a surtout pas les épaules de quoi que ce soit.
De son côté, Lenny, le cinéphile larvesque, s’épanouit dans l’exact opposé : l’inactivité. Lui n’est pas attiré par la vanité des petits délits. Quand on lui demande la raison de sa passion, il répond avec une moue béate : “parce que j’aime bien”. Son quotidien est fait de Corn Flakes, de pâtes au ketchup et de murs remplis de VHS. Comme tous les doux songeurs, Lenny va tomber amoureux un peu malgré lui de Léa (Liv Corfixen, future épouse de NWR). Par toutes petites touches de romantisme maladroit, il déambule autour du snack où sa promise officie. Il offre surtout au spectateur une bulle d’espoir entre tous ces abrutis jaugeant leur puissance à qui pisse le plus loin.
La face cachée de Refn
Bleeder, c’est tout ça, pas beaucoup plus en soi et tellement davantage, au fond. Les identités des personnages cités plus haut ne sont pas des denrées acquises dès le départ mais des formations lentes, ingérées au gré d’un dialogue ou d’un silence, d’un regard indiscret ou d’un refus de se confronter. Comme dans les meilleurs Tarantino, NWR exploite à merveille les transitions, les entre-temps, ces moments de rien qui définissent un tout. Comme dans Clerks, de Kevin Smith, il filme le vidéoclub comme un temple mystique, ne se refusant aucune excentricité de cadrage ou de mouvement.
Bleeder donne également l’occasion de se replonger dans l’essence de NWR et de s’en acquérir quelques clefs de lecture. Pour les amoureux de la filmographie du réalisateur, les clins d’oeil se comptent par dizaines – on peut citer, en étant très loin d’être exhaustif, les fondus rouge sang, la violence explicite contre l’amour gauche, les ravages de la solitude. D’autres verront, avec justesse, le parallèle frappant entre Lenny et NWR lui-même, à cette époque de sa vie, du moins. Une piqûre de rappel appréciable, tant on sait le cinéaste danois prompt aujourd’hui à des démonstrations charismatiques exagérées (ce qu’on inventerait pas pour éviter de dire que le garçon a désormais un égo hypertrophié), et dont on retrouve avec plaisir, par une petite bribe de 94 minutes, une certaine naïveté teintée de tendresse.