LE VOYEUR
Mark Lewis est un jeune homme mystérieux, perturbé par une enfance difficile avec un père scientifique qui traquait ses moindres angoisses. Il est aujourd’hui caméraman et, une fois la nuit tombée, traque des jeunes femmes afin de capturer l’expresion de la peur sur le visage alors qu’il s’apprête à les tuer.
Plan meurtrier.
Dans la filmographie de Michael Powell, Le Voyeur – Peeping Tom dans sa version originale – marque forcément une rupture, et ce à plusieurs titres. Durant une quinzaine d’années, entre 1943 et 1958, Powell collabore avec Emeric Pressburger (qu’il rencontra avant la guerre) et les deux vont donner naissance à des chefs d’oeuvres du cinéma britannique – Colonel Blimp ou encore Les Chaussons Rouges – et mondial. En 1959, le natif du Kent se sépare définitivement de son compère et travaille sur Le Voyeur qui est sa première incursion dans le genre du thriller et même du film de serial killer, lui l’adepte de films lyriques et shakespeariens – même si Le Narcisse Noir est un petit dissonant dans cet ensemble. Mais surtout, Le Voyeur va forcer Powell à se retirer du cinéma britannique, les critiques trouvant le film trop violent et malsain et les studios refusant de travailler avec lui. Powell ne sera plus crédité que de trois films en quinze ans et devra attendre une dizaine d’années avant que lui et son oeuvre ne soient pleinement réhabilités.
En regardant Le Voyeur avec l’oeil d’un spectateur forcément gavé d’oeuvres mettant en scène des tueurs plus psychopathes les uns que les autres – en plus de subir une réalité qui dépasse parfois la fiction – on comprend tout de suite pourquoi ce film est cité comme une référence en la matière. Pourtant Powell fait l’économie d’effets sanguinolents ou de monologues sur la folie du tueur ; ici, tout est dans l’ambiance feutrée d’une chambre, d’un studio de cinéma ou d’une pièce de projection. Le danger n’apparaît pas évident quand on voit Mark Lewis essayer de communiquer maladroitement avec sa voisine ou ses collègues, il perce petit à petit au fil de la discussion ou suivant les gestes et les regards de Lewis. La tension devient ainsi palpable et Powell s’amuse à la faire durer plus ou moins longtemps pour empêcher le spectateur de prévoir la suite des événements : le coup peut tomber n’importe quand ou être remis à une prochaine occasion. Il peut s’exprimer par les mots ou un regard de biais ou surgir via un film projeté.
Car la grande trouvaille de Powell en terme de mise en scène est de directement nous faire voir les meurtres, en vue subjective via la caméra de Lewis qui développe les bandes par la suite et les regarde dans son appartement. Dès la première séquence du film, le spectateur est piégé par le Britannique qui le tient ainsi à sa merci. Durant une centaine de minutes, il ne respirera pas et sera ballotté dans la psyché de ce jeune homme psychotique. La performance de Karlheinz Böhm renforce le sentiment étrange qui lie le spectateur à Lewis, entre petite empathie – son enfance a été problématique à souhait – et rejet profond mais impuissant pour ce meurtrier qui tente de capter le regard terrifié de ces victimes tout en leur montrant via un miroir installé sur la caméra.
Jamais la victime, le tueur et le spectateur n’ont été aussi liés face à la mort – à part dans les films d’Alfred Hitchcock comme Psycho ; et c’est ce qui rend Le Voyeur si malsain et viscéral. De plus, il est difficile de trouver une bouée de sauvetage, le film étant centré exclusivement sur Lewis et les rares interactions qu’il entretient avec celles qui l’hébergent – à savoir Helen et sa mère aveugle – sont quasiment toujours filmés avec un malaise palpable, dû à la fois à la gaucherie de Lewis et à ce que l’on sait de ses pulsions. Le piège psychologique fomenté par le réalisateur anglais fonctionne donc parfaitement.
Clairement l’oeuvre de Powell ne laisse pas indifférent. Sorti au carrefour des années 50 et 60, dans une société britannique où rien ne doit dépasser, le film avait tout pour provoquer le scandale. Socialement, il permet de montrer des maux profonds comme le voyeurisme et les violences faites aux femmes sous un vernis qui se veut impeccable ; cinématographiquement, Powell secoue le spectateur et le rend complice des agissements de Lewis, pris au piège de son attrait pour les films morbides. Le final est loin de soulager la conscience du spectateur, condamné à ressasser les meurtres au-delà du visionnage, là où la culpabilité de Lewis s’arrête au bout de la pellicule.
Aujourd’hui Le Voyeur est considéré comme un des chefs-d’oeuvre du cinéma. À juste titre, mais il ne faut pas occulter le fait qu’il s’agit véritablement d’une oeuvre sans concession et violente qui ne laisse pas indifférent et qui peut vraiment choquer et heurter. Vous voilà prévenu si jamais l’aventure vous tente.