BLADE RUNNER
Colossales statues silencieuses, espaces vides de présence humaine, vertige des gratte-ciels… Les différentes bande-annonces de Blade Runner 2049, qui sort ce mercredi, empruntent beaucoup au premier opus de Ridley Scott. Et pour cause : Villeneuve et Scott ont le même souci de produire une atmosphère aussi, sinon plus, importante que l’intrigue.
Revenons au premier Blade Runner. Celui-ci fait date dans l’histoire de la SF, en particulier dans la branche de la dark SF. À la différence de nombreux films du genre, qu’ils soient métaphysiques (2001 : l’Odyssée de l’Espace), épiques (Star Wars, Star Trek) ou de purs divertissements (à l’instar des nombreuses productions Disney des années 60-70, comme le méconnu Black Hole), Blade Runner propose une approche réaliste d’une société futuriste.
Neon demon
Ce réalisme, on le retrouve dans une série d’inserts, d’arrière-plans, de plans larges… qui font l’atmosphère du film. L’enquête que mène Rick Deckard (Harrison Ford) dans les bas-fonds de la mégapole le mène au contact d’une kyrielle de vendeurs asiatiques, aux marchandises plus ou moins louches, installés dans des ruelles sombres qu’éclairent à peine les néons et les immenses vaisseaux publicitaires aériens.
On pourrait trouver que cette attention de Scott pour le décor n’apporte rien à l’intrigue. Ce serait mal comprendre les liens entre la narration et l’atmosphère. Car l’intérêt de Blade Runner repose précisément sur cette curieuse imbrication entre un récit centripète – la traque des Réplicants par Deckard – et une mise en scène centrifuge – les détails de la vie quotidienne en 2019. Le film bascule ainsi du côté de « l’inquiétante étrangeté » freudienne, soit le trouble qui naît de la reconnaissance/méconnaissance d’un objet.
Cette inquiétante étrangeté tient beaucoup à ce que l’on pourrait nommer une poéthique des traces. Une brève comparaison s’impose avec des films de SF à tendance exotique. Prenons le récent (et mauvais) Valérian et la Cité des mille planètes : Luc Besson prend manifestement un grand plaisir à saisir les détails de modes de vie extra-terrestres, mais ces détails n’ont qu’un caractère anecdotique, qui n’apportent rien à l’intrigue sinon son ambiance carte postale. Les détails que saisit Ridley Scott dans Blade Runner n’ont rien de clichés. Ils intriguent, ils titillent l’imagination, sans jamais livrer une réponse claire et nette. Nous pouvons supposer que la présence d’un chinatown aussi important dans la Los Angeles de 2019 fait écho à la forte immigration asiatique contemporaine ; mais nous serions bien en peine de dire pourquoi la culture asiatique imprègne autant les classes populaires du futur.
Hanter les esprits
Nous repérons donc une série de traces, de béances hors du cadre, hors du film, que nous ne pouvons remonter. Leur sens nous échappe ; seule nous reste entre les mains leur fugace apparence. Des objets, nous n’avons plus qu’une présence vidée de signification. Une aura de mystère entoure ces présences purement immanentes d’un monde à venir. Dans Blade Runner, la trace – est ce qui fait le lien entre notre présent et ce futur possible. Un saut métaphysique, un court-circuit temporel qui nous laisse contempler les vestiges de ce que nous pourrions être.
Faut-il y voir l’importance de la culture et de la spiritualité extrême-orientales ? Peut-être. Car aussi bien en Asie du Sud-Est, en Chine, en Corée ou au Japon (le film reste assez flou sur la provenance des immigrés), le mystère ne vient pas d’un univers transcendant, mais coule au sein du monde immanent lui-même. Silence, le dernier Scorsese, aboutissait à la même conclusion : expliquer Dieu aux Japonais revient à l’assimiler au Soleil. Telles ces brumes qui courent le long des ruelles du chinatown ; comme les origamis que laisse derrière lui l’inspecteur Gaff ; ou encore l’énigmatique visage d’une égérie publicitaire à l’allure de geisha : autant de manifestations d’un mystère que nous ne pouvons contempler qu’en tant que tel, sans parvenir à lui assigner de sens unilatéral.
De tout cela naît un film qui, à première vue, paraît bâtard. Mal ficelé, mal raccordé, Blade Runner n’a pas l’efficacité d’ordinaire associée au film policier ; inversement, il ne s’éparpille pas assez pour prétendre à un exotisme contemplatif. Et pourtant, c’est sa bâtardise formelle qui lui confère son statut de chef-d’œuvre : Blade Runner développe une temporalité qui lui est propre, un espace de l’entre-deux : entre réalisme, futurisme et onirisme. Un objet indécis, non-catégorisable, qui ne cesse de hanter les esprits et de brouiller les frontières.