MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE | Carte blanche
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trentième occurence, nous avons invité Suzy Bishop, cinéphile passionnée qui s’épanche sur son blog De l’autre côté de l’image. Répondant à notre invitation, celle-ci saisit l’opportunité de reparler du fameux Massacre à la tronçonneuse.
Carte blanche à… Suzy B.
Ce serait mentir que de dire que Massacre à la Tronçonneuse a marqué ma cinéphilie. Parce que je n’avais jamais eu l’occasion de l’avoir entre les mains. Parce que j’étais trop jeune. Parce que j’en avais peur. C’était cet objet un peu particulier, presque un fantasme interdit. Fantasme d’une peur abjecte. Car finalement, du film, je n’en connaissais rien, alors même que je pensais tout savoir. Le film de Tobe Hooper incarnait cette terreur sourde, cette fascination macabre, un danger pour ma prétendue innocence. Ce n’est pas mon éducation, loin de tout film d’horreur, qui m’a poussée à le voir un beau soir. C’était un besoin de franchir les règles.
Une évidence.
C’est toujours difficile de parler d’une œuvre aussi connue, parce qu’on a toujours ce sentiment de répéter les choses sans y ajouter de saveur. J’aurais pu parler de mon amour pour Edward aux Mains d’Argent, répéter inlassablement mon admiration pour Moonrise Kingdom, caresser la douce mélancolie de Lost In Translation. Car quand on parle d’un film qu’on aime, on parle de soi. Je suis très reconnaissante de pouvoir écrire cette Carte Blanche, pour pouvoir parler de quelque chose auquel je tiens tant. Et je veux parler de Massacre à la Tronçonneuse, de mon obsession maladive pour le mal qui hante le Sud.
Texas. Autrefois terre sacrée d’un Sud idéal, riche et prospère. Tom Sawyer, c’est l’Amérique, le symbole de la liberté.
Les fantômes du passé ressurgissent de la terre, putréfiés, érigés en monuments. Gloire d’un passé monstrueux. Le film s’ouvre sur un cimetière profané, écho au mythique topos du cimetière indien, annonciateur de mauvais augure. Sur le bitume brûlant, un opossum écrasé. Les tous premiers personnages du film sont morts, et leurs cadavres sèchent sous un soleil de plomb. La lecture de l’astrologie n’est en rien anodine. Tous les signes concordent. Dès ses premières minutes, Tobe Hooper prive ses personnages d’un destin heureux. Le Sud est maudit. Une fatalité qui conduira les hippies fêtards à rencontrer au bord de la route le premier membre de la famille Sawyer, à la résonance héroïque. Le symbole d’un Sud autrefois mythifié mute en monstre sanguinaire et cannibale. Du symbole de la liberté à celui des corps décharnés. La gloire du passé n’est plus que poussière. Massacre à la Tronçonneuse s’inscrit dans cette longue tradition de celui qu’on ose à peine nommer, le Southern Gothic. L’Amérique torturée entre ses promesses du self-made man et sa violence inquiétante.
En 1974, celle-ci garde le traumatisme des violences du Vietnam et des mensonges du Watergate, pourrie jusqu’aux os. Croire que l’horreur est vaine, c’est se tromper cruellement. Du bruit terrifiant des tronçonneuses résonne un sous-texte politique. La violence et la mort sont inhérents au peuple libérateur. Bâtis sur le sang, les Etats-Unis sont voués au chaos. Derrière la douce apparence d’un foyer bienheureux se cache un monstre sans visage, prêt à surgir. Le mal ne s’incarne plus dans des créatures fantastiques mais se terre dans des lieux familiers, dans une réalité qu’on cherche à occulter. Les véritables monstres de cinémas sont désormais humains. Les rednecks sont les nouveaux symboles d’une Amérique démythifiée.
Le crépuscule des idoles
Dès ses premiers instants, le film nous souille. L’image est sale et terne. Le bon vieux Texas se repose désormais sur des terres arides et putréfiées. Dans un style quasi-documentaire, le film explore le deep South, sordide et cruel. La caméra flirte avec les corps des personnages, et offre une sexualité morbide : des plans de fesses aux hurlements féminins, il s’en dégage une sensualité répugnante. Peut-être parce qu’elle est à l’image des pensées puritaines qui transcendent le Sud des Etats-Unis. En pleine célébration hippie, le sexe est encore considéré comme démoniaque. Pas étonnant que les dépravées de ce monde appellent au vice, comme le laissera présager un topos récurrent du slasher. Seule la vierge peut s’en sortir.
De Massacre à la Tronçonneuse, on ne retient que le dégoût et l’horreur. C’est nier l’humour sinistre qui s’en dégage. Le film est grotesque, et se rapproche d’une farce sinistre. En témoigne la scène du repas. Attablés autour de leur victime, la famille Sawyer tente de rejouer le passé. Leatherface n’en est que plus ridicule : son attitude est celle d’un enfant, maladroit et qui ne peut s’exprimer qu’à travers des grognements, son masque iconique recouvert de maquillage mal appliqué. La scène n’en est pas moins terrifiante : le décalage de ton, entre la famille et la victime ligotée, donne une atmosphère dérangeante et malsaine. C’est un rire nerveux. Le climax provoque un sentiment étrange, partagé entre la peur et une incompréhension risible. La famille Sawyer agite le cadavre de sa gloire passée, à travers la figure du grand-père. Trois générations sont réunies. Mais c’est à la plus ancienne, car plus noble, que revient l’honneur de tuer et de purifier le sang. Retrouver la gloire passée. Car la famille est sacrée. Mais le passé est mort et laisse échapper le présent, dans ces dernières minutes frôlant l’absurde, d’une efficacité redoutable.
On suffoque. On se sent piégés d’un mal qui nous ronge de l’intérieur. Jusqu’à cette libération, cette dernière scène. Fin de cet épuisant voyage au bout de la nuit, l’héroïne retourne au loin à la civilisation. Le film se termine par un échec. Celui du monstre, dont le ridicule devient iconique. Le plan final est d’une beauté fascinante : de sa lueur poisseuse se dégage une rage folle et terrifiante. Leatherface est vaincu. Jusqu’à la prochaine fois.
Le mal est humain.
Ce n’est peut-être pas acceptable, mais Massacre à la Tronçonneuse est l’aboutissement de ce que j’ai longtemps cherché. De l’esthétique macabre, des notes dissonantes de la tronçonneuse. De la crasse, du sang et de la mort. L’imagerie issue du Southern Gothic m’est indescriptible. Car au-delà des cauchemars qu’elle inspire, il s’en dégage un plaisir qui m’est inexplicable. L’atmosphère poisseuse, des crânes empilés, les maisons délabrées. De cette intense et oppressante descente aux enfers, j’en tire quelque chose de rassurant. Peut-être parce que je le comprends et que la violence et la mort ne sont pas vaines. Qu’ils peuvent devenir un plaisir esthétique, et qu’ils ont du sens. Et peut-être aussi, parce qu’au delà des apparences douces et trompeuses se terre le Mal.
Suzy B.