PSYCHO
Marion Crane en a assez de ne pouvoir mener sa vie comme elle l’entend. Son travail ne la passionne plus, son amant ne peut l’épouser car il doit verser une énorme pension alimentaire le laissant sans le sou… Mais un beau jour, son patron lui demande de déposer 40 000 dollars à la banque. La tentation est trop grande, et Marion s’enfuit avec l’argent. Très vite la panique commence à se faire sentir. Partagée entre l’angoisse de se faire prendre et l’excitation de mener une nouvelle vie, Marion roule vers une destination qu’elle n’atteindra jamais. La pluie est battante, la jeune femme s’arrête près d’un motel, tenu par un sympathique gérant nommé Norman Bates, mais qui doit supporter le caractère possessif de sa mère.
The bathroom.
En 1960, deux films similaires et particuliers mis en scène par deux légendes, arrivent sur les écrans de cinéma : Le Voyeur, en avril sur le territoire britannique, et Psycho, en septembre aux Etats-Unis. Deux films qui se ressemblent mais qui n’auront pas le même destin : Michael Powell sera mis au ban du cinéma britannique pour avoir osé montrer la perversité de sa société ; quant à Alfred Hitchcock, il verra Psycho devenir son plus grand succès public, même si la critique est mitigée à la sortie du film.
Pourquoi ? Une partie de la réponse réside sans doute dans les différences dans les carrières de Powell et d’Hitchcock, le premier ayant été connu pour des drames magnifiques le plus souvent d’époque, là où le second a un passif dans la réalisation de films aimant bousculer les habitudes du spectateur via sa mise en scène, comme Fenêtre sur Cour ou Vertigo. La forme joue un rôle aussi : là où Powell piège le spectateur dès les premières minutes de son film pour le mettre en état de choc et l’attacher de force à son personnage principal meurtrier, Hitchcock préfère lui laisser croire qu’il regarde un drame classique, avant de refermer petit à petit son piège.
Psycho est un film sur le hasard et les conséquences d’un acte. La caméra des plans d’ouverture du film se resserre sur Phoenix jusqu’à choisir une fenêtre (encore une après Fenêtre sur Cour) et à y pénétrer pour tomber sur un couple sans réel avenir. Quand Marion Crane, en fuite avec ses 40 000 dollars (un vingtième du budget du film soit-dit en passant), tente de rouler sous la pluie et décide de s’arrêter à un motel, elle ne peut pas savoir ce qui peut lui arriver. Elle regrette son geste impulsif mais doit l’assumer, ou tout du moins essayer. Elle veut une meilleure vie, se rapprocher de son amoureux endetté ; les choses peuvent s’arranger. Il pleut à verse sur la route qu’elle prend pour Fairvale, elle décide de s’arrêter pour la nuit au Bates Motel.
D’un extrême à l’autre
Avec un budget serré arraché à la Paramount (qui ne croyait pas vraiment au succès du film), le britannique décide de repasser au noir et blanc et de reprendre l’équipe technique de sa série télévisée, Alfred Hitchcock Presents, pour maîtriser les coûts (il sous-paie aussi ses acteurs et actrices, notamment Janet Leigh) mais aussi pour se sentir à l’aise durant le tournage ; il fait appel uniquement à quelques intervenants extérieurs, comme Saul Bass ou Bernard Herrmann. Les décors sont minimalistes et recréés dans les studios Universal, sur un plateau dédié aux productions télévisées ; quant aux prises de vue en plein air, elles se veulent sobres et réalistes, sans surenchère ni artifice. La transition North by Northwest–Psycho, sortis à une année d’intervalle, représente ainsi les deux extrêmes de la carrière du britannique : le grand spectacle en couleur et rythmé d’un côté, un film auteuriste très sobre et cloisonné de l’autre – qui peut rappeler La Corde.
Psycho est une pure merveille de subversion. Subversion d’un cinéma enfermé dans des codes de production et de narration sur le point de s’écrouler, des romances au cinéma et du cinéma d’Hitchcock lui-même. Pas de grandes têtes d’affiches masculines comme Cary Grant ou James Stewart en rôle principal (présents notamment dans les deux derniers films du cinéaste britannique, Vertigo et North by Northwest), le seul pouvant s’approcher de ce statut, John Gavin, étant relégué au second plan. Une protagoniste principale, Marion Crane, qui disparaît au bout de 50 minutes alors qu’elle semble être le sujet principal du film. Le semblant de MacGuffin que constitue l’argent volé par cette dernière est jeté négligemment dans un marécage boueux. Le tout est présenté dans un trailer humoristique diffusé au cinéma, où Hitchcock s’amuse à surjouer les guides de plateaux de tournage enthousiastes. Tout est fait pour déstabiliser le spectateur et lui faire perdre ses repères et ses habitudes.
Cri glaçant
En tant que tel, la première heure de Psycho est un chef d’oeuvre à elle seule. Même en la revoyant, le spectateur continue d’être surpris par la maîtrise d’Hitchcock dans sa mise en scène et sa narration, remplie de détails graphiques ou verbaux. Il est aussi aidé par la performance de Janet Leigh, parfaite en femme torturée par son choix mais qui tente de vivre avec, et Anthony Perkins. Aussi, Hitchcock gère parfaitement le rythme, comme le montre la première séquence au motel, entre Marion et Norman. En douceur, il rend l’atmosphère oppressante au détour d’une remarque un peu sèche de Marion à l’égard de la mère de Norman, puis malsaine avec cet oeil qui épie une chambre avant que le cri de la femme sous la douche ne glace le sang du spectateur. Enfin vient l’horreur, quand, pendant dix minutes, Norman nettoie consciencieusement la pièce du crime. En une petite heure, Hitchcock a mis le spectateur dans sa poche avec une sobriété déconcertante.
Un chef d’oeuvre de perversion au budget limité
Surtout, Psycho prouve, et il est nécessaire de le redire, qu’un film peut avoir un budget serré sans compromettre la qualité ; il suffit d’être soigné. La composition des plans, le travail de Saul Bass sur le générique et la composition de scène de la douche (même si contrairement à ce qu’il dira plus tard, il n’a pas filmé la scène), la bande-originale de Bernard Herrmann et son usage magistral des cordes, la qualité du noir et blanc, l’attention d’Alma Reville au montage… Le travail effectué sur le petit écran a aussi donné à l’équipe technique d’Hitchcock un savoir-faire qui ressurgit sur grand écran. Le budget limité, loin d’être une contrainte, a permis de chercher de nouvelles façons de raconter ses histoires, en plus de l’influence des Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot, dans l’usage du noir et blanc ou l’aspect fantastique du film. D’ailleurs, à la sortie de Psycho, Hitchcock imposera la même interdiction pour quiconque de pénétrer dans la salle après le début du film que Clouzot à son époque.
Chef d’oeuvre de perversion, maîtrise narrative et cinématographique malgré un dispositif limité, Psycho est une œuvre majeure du cinéma mondial. Copié maintes fois, dont une fois littéralement par Gus van Sant en 1998, son influence est immense, en plus d’avoir aussi été le point de départ d’une franchise cinématographique dans les années 1980 et d’une série télévisée, Bates Motel, diffusée récemment sur A&E. Mais Psycho reste en tant que tel une oeuvre d’une intelligence rare qui conclut en beauté les trois années les plus productives et qualitatives de la carrière d’Hitchcock.