FESTEN
Le patriarche Helge Klingenfelt fait préparer une grande fête pour ses 60 ans. Parmi les convives, Christian, le fils aîné, est chargé par Helge de dire quelques mots au cours du dîner sur sa soeur jumelle Linda, morte un an plus tôt. Personne ne se doute que Christian va profiter de ce petit discours pour révéler de terribles secrets…
Notre père qui êtes odieux…
Dogville et Festen. Deux films sortis à cinq ans d’intervalle, qui, en ce tournant du millénaire, retrouvent les voies des avant-gardes formalistes du début du cinéma. Deux réalisateurs, Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, qui, chacun à leur manière et conjointement au sein du Dogme 95, entendent secouer l’institution cinématographique vieille d’un siècle. Dogville et Festen fonctionnent en miroir. Le premier, avec son décor théâtral ultra-abstrait, où une ville entière se réduit à quelques coups de craie à même le sol, traque des sentiments spontanés dans le plus artificiel des mondes. Le second, par son style quasi-amateur, démasque paradoxalement l’artificialité convenue de la société bourgeoise.
Prouesse formelle
C’est une petite prouesse formelle qu’accomplit Vinterberg avec Festen. D’ordinaire, on associe le style (faussement) amateur à une quête de naturalisme : la caméra épaule mal équilibrée, les mouvements hasardeux ou encore la mauvaise exposition lumineuse constituent autant de traits stylistiques qu’on retrouve de la Nouvelle Vague française à des « found footage » comme The Blair Witch Project ou R.E.C. En dépit des différences de temps et de lieux, l’idée demeure la même : donner l’illusion que le cinéma enregistre vraiment la réalité, que ça se passe là, maintenant, avec toutes les imperfections qu’implique la prise de vues spontanée en plein air.
Or, dans Festen, les imperfections formelles ne trahissent pas la vérité du geste cinématographique, mais la fausseté des manières bourgeoises. La famille Klingenfeldt, sous ses dehors paisibles et soudées, est un antre de l’hypocrisie.
Ceci tient en grande partie au montage. Au lieu de dissimuler, de naturaliser le pseudo-amateurisme de la mise en scène, le montage l’érige en principe. Le maître-mot de cette esth-éthique : les raccords des gestes. Emportés par l’ivresse de la caméra hyper-mobile, les personnages se fragmentent, se disloquent jusqu’à n’être plus que des gestes : des poignées de main, des coups de poing, des paumes cherchant la présence d’une sœur disparue…
Dé-membré·e·s et dominé·e·s
Une sorte d’hystérie démentielle saisit des personnages ainsi dé-membrés. Car l’esth-éthique déstructurante du raccord geste équivaut, sur le plan émotionnel, au dé-membrement psychologique dont souffrent les enfants Klingenfeldt, victimes d’un père pédophile, incestueux et autoritaire, dont l’épouse, seulement préoccupée de la réputation familiale, couvrit le moindre de ses méfaits. Dé-membrer, c’est par conséquent dé-stabiliser l’ordre bourgeois, qui étouffe les perversions, qui naturalise les dominations ; dé-membrer, c’est laisser sortir au travers de ces failles les tabous qui, ainsi révélés, précipiteront la chute des dominants, et la revanche des dominé·e·s.
Dé-membrer, enfin, c’est inventer de nouvelles formes, à même de tisser d’autres relations humaines. Pensons à l’une des plus belles séquences du film. Dans un grand silence, au milieu d’une œuvre pleine de bruits et de fureurs, un montage parallèle réunit Christian (Ulrich Thomsen) retrouvant la baignoire où s’allongeait sa jumelle récemment suicidée, Mette (Helle Dolleris) sexuellement forcée sous la douche par son brutal époux Michael (Thomas Bo Larsen), et le père (Henning Moritzen) buvant calmement un verre d’eau. Les trois scènes ont un élément commun : l’eau. À l’instar de cette scène, Festen se cherche une forme aussi liquide et versatile que l’eau ; fuyant, coulant, les secrets familiaux ne se disent pas aisément. Pour les exprimer, il faut trouver la forme la plus juste : celle qui rétablira la vérité et triomphera des ennemis.