ANOTHER DAY OF LIFE
La ficheRéalisé par Raul de la Fuente & Damian Nenow – Avec Ryszard Kapuscinski, Akie Kotabe…
Espagne – Historique, animation – Sortie : 23 janvier 2019 – Durée : 86 min
Synopsis : Varsovie, 1975. Ryszard Kapuscinski (43 ans) est un brillant journaliste, chevronné et idéaliste. C’est un fervent défenseur des causes perdues et des révolutions. À l’agence de presse polonaise, il convainc ses supérieurs de l’envoyer en Angola. Le pays bascule dans une guerre civile sanglante à l’aube de son indépendance. Kapuscinski s’embarque alors dans un voyage suicidaire au cœur du conflit. Il assiste une fois de plus à la dure réalité de la guerre et se découvre un sentiment d’impuissance. L’Angola le changera à jamais : parti journaliste de Pologne, il en revient écrivain.
La critique du film
Difficile de traduire la « confusão » portugaise. Mélange, chaos, amalgame, instabilité… Et cependant, c’est cet état de l’entre-deux, cette suspension du monde, qui exprime au mieux le geste de Raúl de la Fuente et Damian Nenow dans Another Day of Life.
Une question identique taraude Ryszard Kapuściński, reporter de guerre polonais dans l’Angola de 1975, et les deux cinéastes : comment figurer l’entre-deux ? Comment représenter le chaos créateur d’une indépendance ? la (re)mise en ordre du monde après le régime colonial et l’ingérence de l’Afrique du Sud voisine ?
En faisant l’hybridité un principe constitutif. Hybridité formelle. Another Day of Life mêle images animées (pour les deux tiers), racontant l’expédition de Kapuściński vers l’inaccessible front sud, et prises de vue réelles (un tiers du film) dans les rues de Luanda aujourd’hui. Hybridité narrative : le passé du reportage et le présent de l’Angola s’entrelacent, se répondent, et mettent en perspective les espoirs (déçus ?) suscités par l’arrivée du MPLA au pouvoir à l’heure de l’indépendance. Hybridité de la vérité : s’entremêlent images de fiction destinées à reconstruire une époque et témoignages documentaires des protagonistes encore en vie.
Face à une telle hybridation des strates, il faut les penser de façon synthétique. Animation et prises de vue réelles ne s’opposent pas, mais co-construisent la représentation de l’Angola ; passé et présent tracent l’histoire de ce pays depuis sa révolution ; et fiction et documentaire travaillent de concert pour faire émerger des vérités d’un conflit et de héros oubliés.
Dans Another Day of Life, journalisme et cinéma se recoupent. Avec pour enjeu : ressusciter une guerre coloniale devenue front africain de la Guerre froide, dans laquelle s’est joué une révolution indépendante de Moscou. Reportage de guerre et cinéma ont une même poéthique : l’in-formation. In-former, c’est donner du sens en mettant en forme. Les mots de Kapuściński saisissant des anonymes luttant ou mourant pour la liberté font écho au projet de De la Fuente et Nenow : « Photographie-moi. Conserve mon visage tant que je vis. Voici ce que j’étais. »
Des héros, depuis longtemps perdus – si jamais un jour on les connût en-dehors de l’Afrique –, reviennent à la surface. Carlotta, iconique Che Guevara angolaise ; Farrusco, déserteur portugais désormais légendaire commandant du MPLA qui, tel Kurtz dans Apocalypse Now, se terre dans la région la plus isolée d’Angola ; Artur et Alberto, deux journalistes locaux qui hésitent entre l’engagement armé et l’objectivité requise par leur métier.
De ce choc des extrêmes jaillit une beauté étrange, fascinante, à bien des points surréalistes. Tel un tableau de Dalí, surgit soudain devant un Kapuściński en proie au doute des geysers rouge sang, qui disloquent la brousse, jettent à bas la structure du monde, invitent à plonger dans des abysses riches de virtualités. Quelques séquences d’une rare intensité trouent ainsi la narration. Non pas par coquetterie ou fantaisie d’esthète ; mais, viscéralement liées à la geste révolutionnaire angolaise, pour faire émerger un ordre nouveau, né du chaos créateur de la confusão.