JONATHAN VINEL & CAROLINE POGGI | Entretien
À quelques jours de la sortie de le premier long-métrage Jessica Forever, nous avons pu échanger avec son duo de réalisateur.ice.s Caroline Poggi et Jonathan Vinel. L’occasion d’aborder en vrac la contre-culture adolescente, des représentations de la violence et des archétypes de la virilité, en toute décontraction autour d’un café.
Après plusieurs courts-métrages, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe ou encore After School Knife Fight, vous passez au format long-métrage avec Jessica Forever. Qu’est ce qui vous a poussé à passer au long-métrage ?
Caroline Poggi : Il n’y a pas eu de véritable passage du court-métrage au long-métrage. On a commencé à écrire Jessica Forever après avoir terminé Tant Qu’il Nous reste des fusils à pompe, fin 2014. On était encore étudiants, Jonathan était à la Fémis et moi en master à Paris 8. Entre temps, on a écrit et tourné plusieurs courts-métrages, Notre Héritage ou encore Martin Pleure, et Jessica Forever n’a cessé de se nourrir de leurs idées. Il n y a pas eu de véritable césure entre le court et le long, car le projet n’a pas été fait à temps plein. On s’est occupé de plusieurs projets en même temps.
Et pourquoi Jessica Forever ? Tous nos films parlent un peu de la même chose, de l’abandon, la recherche d’une autre famille de cœur, et Jessica brasse tous ces sujets, que l’on retravaille en permanence comme des sortes d’obsession.
Tous vos films sont parcourus par l’idée de famille recomposée, que ce soit celle d’un gang, d’un groupe de musique et en l’occurrence dans Jessica Forever, d’une famille de cœur. Est-ce un idéal pour vous ?
C.P : C’est une sorte d’utopie. Elle ressemble à des îlots où chacun peut recréer ses propres règles, et où l’on est pas obligé de céder à une voie unique, une carrière professionnelle, des choix de vie. Il y a cette idée un peu romantique de vouloir recréer un monde plus juste, qui fonctionne sur des émotions pures comme le partage ou l’honnêteté.
En revoyant Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, on a le sentiment qu’il agit comme un miroir inversé de Jessica Forever : on part d’une paix (relative) à une violence, tandis que dans Jessica Forever, la violence habite dès le début les personnages, comme rongés par des pulsions de mort, qu’ils vont devoir apprendre à apprivoiser pour trouver leur propre paix.
C.P : Pour moi, le trajet est identique, de la violence vers la paix. Tant qu’il nous reste… débute par la violence d’un suicide. Pour son personnage principal, la quête de paix passe par la quête d’une famille recomposée pour son frère. Ce n’est pas forcément une paix au sens habituel, car elle n’est pas lumineuse mais ressemble davantage à l’éloge de la mort. Le cheminement est similaire, même si ambigu dans Jessica Forever, la paix tient surtout du bon vouloir des personnages. Les garçons veulent surtout rester en vie, et la beauté réside dans leur volonté de rester tous ensemble.
D’où vient cette obsession de la violence dans vos films ?
C.P : Tout simplement car c’est quelque chose avec lequel on a vécu. C’est quelque chose qui nous attire dans le monde, il y a cette idée de marge.
Jonathan Vinel : Ça a toujours été une manière pour nous d’échapper aux conventions. Déjà dans l’enfance, j’avais ce rejet et cette incompréhension du monde dans lequel les adultes évoluaient et dans lequel il allait falloir entrer. La violence agit comme une réponse, on a envie de tout casser, de le détruire, parce qu’il ne nous correspond pas. Cela ne signifie pas qu’on aime la violence, mais plutôt que c’est une énergie qui nous a constitué. On a grandi avec des médias hyperviolents, des jeux-vidéos, des clips de rap ou encore de la pornographie. On a envie de jouer avec ces codes pour les emmener ailleurs, en y insufflant du romantisme et de l’amour. Ce sont les garçons de Jessica Forever, des garçons à l’apparence hyper virile et baraquée mais qui pleurent devant un coucher de soleil. On adore jouer sur les contrastes, en remodelant des archétypes. C’est un peu un jeu d’enfant. Il y a cette croyance que l’on peut toujours se racheter, cette idée que tout n’est pas fataliste.
C.P : Car dans la vie tout n’est jamais tout noir et tout blanc.
J.V : On s’intéresse pas vraiment au pourquoi, mais davantage au comment. En expliquant la violence, on a tendance à toujours l’enfermer dans des cases psychologiques ou sociales. Nous, on s’intéresse à la manière dont on peut vivre avec cette violence, sans apporter de jugement moral. Parce qu’on est aussi perdu que les autres dans ce monde.
On parlait de jeux-vidéo, et il est vrai que vous avez un univers très marqué, couplé à une sorte de réalisme magique. Qu’est ce qui vous influence dans votre cinéma ?
C.P : Nos influences ne sont pas seulement cinématographiques, ce sont surtout des images qui nous marquent. Ça peut être une image Tumblr qui n’appartient à personne et qui raconte quelque chose. On s’inspire beaucoup de ce que les gens créent, que ce soit sur un feed instagram ou une musique sur Soundcloud. Il y a aussi le rap US, le porno, la publicité. Ce sont des images inconscientes avec lesquelles on a grandi.
J.V: Il y a aussi quelque chose de la sensation que ces images nous évoquent. Des souvenirs de notre enfance, quand on zonait dans notre village. C’est le genre d’émotions qu’on essaie de transmettre dans nos films. On a un parcours assez classique dans le cinéma, on vient de l’université, on est des cinéphiles d’une certaine époque marqués par certaines images.
C.P : On y injecte aussi beaucoup d’influences d’ordre personnel. Par exemple les décors, on a tourné en Corse, où Jonathan a grandi. Le lycée à la fin de Jessica Forever, c’est aussi son ancien collège. Ce sont des lieux familiers qui nous ont marqués, et qu’on a eu envie de réinvestir. Il y a un coté très chambre d’ado, où on ouvre la porte et on invite les gens à entrer dans sa caverne d’adolescent.
La musique dans vos films semble avoir une place essentielle, car elle traduit les non-dits des personnages. Vous écrivez vos scénarios en fonction d’une musique ou vous l’introduisez par la suite ?
J.V : Un peu des deux. On écrit beaucoup avec de la musique, on en fait passer aussi sur le tournage, on en fait écouter aux acteurs. Et arrivés au montage, on a un gros dossier avec plein de musiques qui semblent correspondre à l’émotion qu’on a envie de provoquer dans nos images. Il y a quelque chose de magique au montage, quand on voit certaines scènes prendre vie avec une musique en particulier.
C.P : Dans Jessica, la seule qui a été écrite dans le scénario, c’est celle où les personnages dansent dans le jardin. C’est aussi la seule que les acteurs écoutent vraiment. On a une musique qui a été composée pour le film pour la scène des cadeaux, c’est une sorte de happy hardcore.
J.V : Pouvoir mettre des musiques qu’on aime personnellement, c’est aussi ce qui nous donne envie de faire des films. On essaye aussi de proposer des sons qu’on a pas forcément l’habitude de voir à l’écran, pour pouvoir leur donner une autre vie. Elle n’a rien de décoratif dans le film, car elle permet une sorte de symbiose avec le personnage. Un peu comme dans le jeu-vidéo, elle marque une ascension vers un autre niveau, une évolution pour les personnages. Pour nous la musique est un personnage à part entière du film.
C.P : Quelque part, elles sont la voix des personnages. Lorsque les garçons dans Jessica n’arrivent pas à montrer une émotion, la musique parle à leur place.
J.V : On a aussi des goûts musicaux qu’on a pas trop l’habitude de voir a cinéma, comme du Black Metal, qui ne sont pas forcément simples à utiliser. À part Harmony Korine, on en voit assez peu sur grand écran. Notre génération n’est pas encore vraiment présente derrière la caméra, et peut-être que ça explique l’absence de ce genre musical à l’écran.
Hormis Jessica, incarnée par Aomi Muyock (Love), les acteurs du films sont inconnus, et pour la plupart non professionnels. Qu’est ce qui a motivé un tel choix ?
J.V : On savait qu’on n’allait pas avoir certains visages chez des acteurs professionnels. Certains ont des vies particulières, qui marquent les traits du visage, et c’est vraiment ce qu’on cherchait. Ils ont déjà quelque chose du personnage en eux. On voulait avoir ce mélange de professionnel et de non-professionnel, pour voir comment ils interagissent entre eux, et quelle étrangeté cela peut créer. Cela a été un long processus, pour voir comment fonctionnait les duos ensemble.
C.P : On cherche aussi et surtout à créer un groupe. Celui-ci a une identité un peu monstrueuse, composé d’orphelins qui viennent de différents endroits. On est pas dans de la prouesse de jeu, où les acteurs délivrent un immense monologue. Par exemple, l’acteur qui incarne Paul, c’est un acteur non-professionnel qu’on a pris pour une attitude, pour un regard particulier. Pour Ayomi, Love était son premier film, mais elle n’avait pas pris de cours. Quand on l’a vu la première fois, elle a eu un pouvoir d’attraction, lumineux, presque interstellaire, et c’est ce qui nous a plu chez elle.
Ce qui interpelle dans Jessica, c’est l’ambivalence de vos personnages. On a des garçons qui collent à l’archétype de la virilité, mais qu’on voit pleurer. C’est une représentation assez inhabituelle de la masculinité à l’écran. Est-ce que cette déconstruction des genres, et ce questionnement un peu queer est quelque chose qui vous tient à cœur ou est-ce plutôt inconscient ?
J.V : Comme on le disait plus tôt, c’est plus une façon pour nous de jouer avec les codes, et qu’est ce que c’est qu’être un homme. On a envie de les malmener, et de faire autre chose de ces archétypes. On autorise nos personnages à faire des actes qu’ils ne feraient pas d’eux même, par exemple. C’est peut-être lié à l’enfance, où on se fiche totalement des règles du genre. Il y a derrière l’idée que ces garçons n’ont pas grandi avec certains codes de la société, et notamment de genre, et qu’ils ne les ont pas intégrés. Il y a quelque chose d’un peu anarchique.
C.P : Il y a dans le groupe ce trouble des genres, mais aussi quelque chose de très fraternel.
J.V : Certains y voient des histoires d’amour entre les personnages, et pourquoi pas. Le film est suffisamment libre dans son interprétation pour y projeter ce que l’on veut.