LA CORDILLERE DES SONGES
Au Chili, quand le soleil se lève, il a dû gravir des collines, des parois, des sommets avant d’atteindre la dernière pierre des Andes. Dans mon pays, la cordillère est partout mais pour les Chiliens, c’est une terre inconnue. Après être allé au nord pour Nostalgie de la lumière et au sud pour Le bouton de nacre, j’ai voulu filmer de près cette immense colonne vertébrale pour en dévoiler les mystères, révélateurs puissants de l’histoire passée et récente du Chili.
La critique du film
Avec Nostalgie de la lumière (2010), le réalisateur chilien Patricio Guzman avait peut-être réalisé le plus grand documentaire de ce siècle, une merveille de poésie qui constitue la première partie d’une trilogie, continuée avec Le bouton de nacre (2015), et qui se conclue avec La cordillère des songes. Pour chaque film, un élément extérieur (la lumière, le nacre) constituait la métaphore permettant à Guzman de traiter d’un aspect de l’histoire de son pays et de la dictature sanglante qui l’a forcé à fuir le Chili au milieu des années 1970, après avoir réalisé La bataille du Chili (1973). Son nouveau point d’appui est ici symbolisé par la colonne vertébrale de ce grand état, les Andes qui parcourent presque tout le continent sud-américain du nord au sud, couvant 80% du Chili.
Si les morceaux s’emboîtent peut-être avec moins de grâce que pour les deux premières parties, un élément en particulier convainc de la pertinence de l’exposé du réalisateur. Si la dictature des militaires est achevée depuis les années 1990, tout du moins officiellement avec le départ d’Augusto Pinochet, avec un certain retour du calme, la structure que celui-ci a créée persiste toujours. Deux éléments la constituent. Tout d’abord, un système économique : l’ultra libéralisme qui a fait vendre la quasi totalité de l’exploitation des richesses minérales du pays, le cuivre principalement, à des puissances étrangères. Ensuite, la constitution de 1980, elle aussi toujours en place, inchangée.
Aliénations et inégalités
La force politique de cette lecture est sidérante : elle rappelle que la contre-révolution d’extrême-droite que représente Pinochet était avant tout une offensive pour garder le contrôle d’un continent riche, qui avait tenté de voler de ses propres ailes. La structure subsiste, aliénante, et les sources d’inégalités ne cessent de grandir entre de grands propriétaires qui ont privatisé non seulement les ressources du pays à leur profit, mais aussi une partie de l’espace, avec des territoires réservés.
Enfin, Patricio Guzman, par le biais d’un réalisateur chilien ayant filmé des images de rue pendant les trente dernières années, rappelle que l’histoire d’un pays ne peut être niée tant qu’il existe des preuves de celle-ci. La caméra comme instrument de mémoire et comme arme politique, au service du peuple. Si La cordillère des songes n’est pas le plus grand film de son auteur, il est une œuvre nécessaire comme une charge salutaire rarement vue au cinéma et confirme que le réalisateur chilien reste l’un des plus grands documentaristes en activité aujourd’hui.