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LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE

XVIe siècle. Deux villageois ambitieux partent à l’aventure : le potier Genjuro désire profiter de la guerre pour s’enrichir, le paysan Tobei rêve de devenir un grand samouraï. À la ville, Genjuro est entraîné par une belle et étrange princesse dans son manoir où il succombe à ses sortilèges… Pendant ce temps, le malheur fond sur les épouses délaissées : Ohama est réduite à la prostitution, Miyagi est attaquée par des soldats affamés.

Habiter poétiquement la Terre

Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) revient en salle, grâce à la remarquable rétrospective que les cinémas hexagonaux d’arts et d’essai, qui diffusent actuellement sur l’un des maîtres du cinéma japonais, à travers 8 de ses films dans de splendides écrins restaurés.

Évoquer ce sensationnel long métrage me replonge dans mon adolescence. Une époque où les buissons me servaient d’école de la vie, à la raide, pour oublier certaines blessures je passais presque quotidiennement mes après-midi au cinéma « Eldorado » (un nom magique), un oasis cathartique surtout, pour panser à travers des films d’auteurs des blessures cicatrisées par les réflexions de l’écran Lumière car : « Les films sont plus harmonieux que la vie » avais-je entendu dans La nuit américaine (1973) de François Truffaut. Alors comme un train dans la nuit, je m’offrais des séances thérapies pour ne pas dérailler. Malgré la vie de bitume, sans toit ni loi, ma curiosité et mon goût de la poésie restaient intacts, et l’accrochage d’une affiche le mardi, veille de la sortie de la nouvelle programmation hebdomadaire, m’a particulièrement intrigué par son titre littéraire : Les Contes de la lune vague après la pluie.

Encore aujourd’hui, ce titre me fait frissonner, et je ne m’attendais pas dès le mercredi à recevoir un tel choc visuel en découvrant le film en pellicule 35mm. Je ne m’en suis jamais vraiment remis. Comme il faut se souvenir des belles choses, je vous livre humblement en trois succinctes parties distinctes (Biographie, Contexte, Désir de voir), pourquoi à mes yeux ce long métrage est un chef-d’œuvre de l’histoire du septième art, et je vous invite à aller le (re)découvrir en salles en superbe version restaurée, ainsi que les autres films de l’important Kenji Mizoguchi. 

Les contes après la pluie

Kenji Mizoguchi

Le 24 Août 1956, Kenji Mizoguchi «le plus grand cinéaste japonais. Et même l’un des plus grands cinéastes tout court.» selon Jean-Luc Godard, décède d’une leucémie. Cinéaste obsessionnel de la beauté de son art, né à Tokyo le 16 Mai 1898, d’un père menuisier-charpentier et d’une mère herboriste. Une famille modeste qui vit dans le quartier pauvre de la ville, dès 1904, après une tentative industrielle infructueuse de son père, violent auprès de sa mère et de sa sœur, qu’il revendra comme geisha. Le frère meurt prématurément.

Enfant peu doué pour l’école, il devient apprenti peintre sur tissus, prend le goût du dessin, entame des études artistiques dont il sera diplômé en 1915. « Ce que je voulais c’était devenir peintre, un vrai peintre, j’allais fréquenter l’école Aoibashi à Tameike » confesse-t-il. Deux ans plus tard, il dessine dans une gazette à Kobe, fonde un cercle littéraire, publie des poèmes et par le biais d’une connaissance, entre comme acteur, puis rapidement comme assistant-réalisateur en 1920, dans les célèbres studios de cinéma Nikkatsu.

En 1922, il tourne Le jour où l’amour revint (censuré par le gouvernement) et près de 70 films en dix ans (adaptation de romans Tolstoï ou expressionnistes allemands) quasiment tous perdus. En 1936, il considère Les sœurs de Gion comme sa première réalisation sérieuse, enchaîne avec Conte des chrysanthèmes tardifs en 1939. Pour évacuer les pressions politiques et éviter la prison il filme Le chant de la caserne (1938), L’épée de Bijomaru (1945). Entre temps, il adapte la célèbre pièce japonaise Les 47 Rönin (1942). L’après-guerre se traduit chez Mizoguchi par La victoire des femmes, œuvre militante féministe.

Sous l’occupation américaine commence l’ère des chefs d’œuvre, La vie d’Oharu, femme galante (1952), suivi notamment des merveilleux Les contes de la lune vague après la pluie, L’intendant Sansho (Lion d’Argent Mostra de Venise 1953 et 1954), le poignant Les amants sacrifiés (1954), Le Héros sacrilège (1955) et son ultime fiction le remarquable La rue de la honte (1956), avant de mourir. Par sa cohérence artistique, son exigence visuelle, Kenji Mizoguchi émerveille critiques et spectateurs, ébaubis, devant tant de beautés poétiques qui parcourent son œuvre. «Il faut habiter poétiquement la Terre» disait-il, adage illustré singulièrement tout au long de la filmographie picturale de ce maître du cinéma mondial.  

Contexte

2 Septembre 1945, le Japon signe la capitulation mettant fin à la Seconde Guerre mondiale, actant le début de l’occupation américaine sur leur sol jusqu’en 1952, devenant pour les Etats-Unis un allié précieux alors que la Guerre Froide débute. La Guerre de Corée prend fin le 27 Juillet 1953. Depuis le début des années 50, les festivals internationaux de cinéma permettent aux occidentaux d’apprécier les films nippons, précurseur Rashömon d’Akira Kurosawa (Lion d’Or Mostra Venise 1951). 

Kenji Mizoguchi est un cinéaste ignoré à l’étranger malgré plus de 30 ans de filmographie, le marché cinématographique japonais fonctionnant en vase clos. Le metteur en scène se trouve sélectionné pour la compétition officielle à Venise en septembre 1953 avec Les contes de la lune vague après la pluie, remporte le Lion d’Argent et reçoit de suite l’adoubement de la critique mondiale «Comme toutes les grandes œuvres, elle fait éclater les barrières des genres et les frontières des nations.» écrit Eric Rohmer. L’impact du film est retentissant, on voit dans ce chef d’œuvre «à la fois extrêmement violent et contemplatif» comme le décrira plus tard le critique Serge Daney dans les Cahiers du cinéma, une manière formellement inhabituelle de filmer. Cette renommée mondiale soudaine, «Aucune louange est trop élevée pour lui» déclare Orson Welles, permet  au réalisateur d’inonder le monde jusqu’à sa mort, d’ultimes perles rares, et de briller ad vitam aeternam au panthéon des artistes majeurs du 7e art. 

 

Désir de voir

«Un des plus beaux films du monde » s’enthousiasme George Sadoul dans Les Lettres françaises en avril 1959. En 1953, ce chef d’œuvre s’inspire de plusieurs extraits d’un classique de la littérature japonaise Les contes de pluie et de lunes de Ueda Akinari publié en 1776 et de deux nouvelles de Guy de Maupassant (Décoré et Le lit 29). Une œuvre qui illustre le Japon féodal du XVIe siècle ébranlé par des guerres civiles, et dont la particularité provient de l’alchimie singulière dans le mélange du surnaturel et du réel.

Les contes de la lune vague après la pluie
Kenji Mizoguchi, influencé par l’expressionniste allemand Josef von Sternberg, le génie de Friedrich Wilhem Murnau (L’Aurore – 1927), le néo réalisme italien de Roberto Rosselini Rome, ville ouverte (1945) et le cinéma féminin de Max Ophuls, propose une forme narrative et visuelle profondément nouvelle : une mise en scène d’une précision rarement égalée, composée de sublimes plans, de tableaux sensationnels en noir et blancs, de mouvements de caméra lents, de travellings latéraux délicats, où les héros « dansent » leurs sentiments entre songes et réalité.

Le metteur en scène filme pudiquement en légère plongée, dans un cadrage à distance (grand cinéaste de l’intervalle entre les personnages), dont Gilles Deleuze théoricien de la «ligne d’univers» prend comme référence le cinéaste qui «raccorde les pièces du fond à la rue, la rue au lac etc…». Une fable condamnant la cupidité, l’orgueil, l’esprit belliqueux nippon et le conflit des désirs masculins et féminins qui s’entrechoquent avec la place de l’art dans l’univers.

Vague à l’âme

Ce «nouveau monde» cinématographique, inspire à Jacques Rivette ce fameux conseil «Pour comprendre, inutile d’apprendre le japonais, il faut apprendre à parler le Mizoguchi.» dans les Cahiers du cinéma en mars 1958. Une merveille de tragédie dont l’inspiration se mesure directement et implicitement à travers les œuvres de Terrence Malick (La ligne rouge – 1998), Jim Jarmusch, Théo Angelopoulos, Bernardo Bertolucci, Andreï Tarkovski, et plus proche de nous Wong Kar-wai et Hirokazu Kore-eda. U

n film somptueux, dont tant de cinéastes tel Martin Scorsese (qui le classe dans ses 10 films majeurs de l’Histoire du cinéma) ne cessent de répéter son influence considérable. « Ce cinéaste a percé le secret de son art, par conséquent le mystère de la vie » dit Jean Douchet. Les contes de la lune vague après la pluie, un enchantement cinématographique intemporel, qui rend humble, où notre âme ne cesse de s’élever, à chaque nouvelle vision, simple mortel que nous sommes, et nous apaise lors de la bouleversante séquence finale, véritable réconciliation entre l’homme et la nature. Un hymne à la beauté pure…

Sebastien Boully