MATI DIOP | Interview
Avec son premier long-métrage, la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop a décroché le Grand Prix au festival de Cannes 2019. Pour la sortie de son Atlantique, Le Bleu du Miroir a rencontré l’artiste. Morceaux choisis.
Des choix personnels
Mati Diop : Ce premier long-métrage, j’aurais pu le faire en France, avec une héroïne blanche, française, mais je pense que j’ai eu envie que ma première héroïne au cinéma soit noire. Je sentais que c’était de ce coté là du monde que j’avais envie d’engager mon cinéma et j’avais envie de participer à l’émergence et à l’existence d’un cinéma tourné là-bas, d’offrir au monde des personnages noirs. Parce que j’en ai moi-même manqué, plus jeune, j’aimerais qu’il y en ait plus, je ne supporte plus qu’il y en ait aussi peu.
Évidemment que je me raconte beaucoup à travers elle. En l’occurrence, j’ai eu la sensation que le cinéma africain d’une certaine façon était en train de disparaître des écrans, un cinéma comme celui de mon oncle, disparu très tôt et que j’ai à peine connu, mais qui incarne un certain cinéma africain. Quand j’ai décidé de faire des films, j’ai eu le sentiment de me retrouver au milieu d’un champ de ruines, avec tout à reconstruire. Je n’ai jamais endossé cette mission comme quelque chose de lourd ou d’un devoir un peu forcé. Cela a toujours été au contraire un choix personnel avec la conviction que, si je prolongeais ce geste, ce serait à ma façon, à partir de qui je suis moi, et que tout l’enjeu était d’être dans la continuité mais aussi en inventant à partir de moi-même mon propre cinéma.
J’ai eu envie que ma première héroïne au cinéma soit noire, d’offrir au monde des personnages noirs. Parce que j’en ai moi-même manqué, plus jeune, j’aimerais qu’il y en ait plus…
J’ai plutôt vécu dans un contexte de femmes présentes et fortes, et d’hommes lointains et fantomatiques. J’ai été élevée par des femmes, par ma mère, ma grand-mère, j’ai vraiment évolué dans un environnement plutôt féminin avec des figures de femmes très fortes et très combatives, en particulier ma mère. Donc, évidemment qu’un premier long-métrage est comme une radioscopie de sa propre vie, sans être capable de tisser forcément des liens précis… Mais c’est assez troublant, on s’en rend compte très tard, au montage notamment. Mais en ce qui me concerne, c’était assez clair dès le départ.
L’importance des repérages
La période des repérages, c’est celle que je préfère dans la préparation, parce que tout y est encore en devenir, tout est encore possible, rien est encore trop tard. Le casting et la préparation, ce sont des moments de recherches. On n’est pas encore dans ce qu’il y a d’assez trivial dans le tournage, où on doit respecter un planning, où on a trois heures pour mettre en scène quelque chose d’extrêmement difficile à faire…
Et j’adore les repérages parce que c’est tellement déterminant. J’adore les lieux, m’approcher de ce que vont devenir les intérieurs des personnages. C’est à ce moment qu’on choisit et ce qu’on laisse de coté, que tout commence à vraiment s’inscrire, se préciser. C’est presque plus dans ce que je décide de ne pas montrer que tout se joue, surtout dans des endroits comme en Afrique, qui a tellement été mal abordée, trahie, et mal représentée. Quand on y tourne aujourd’hui un film, en tout cas en ce qui me concerne, ce sont presque des mécanismes inconscients de déconstruction permanente.
Dans mon cinéma, il y a énormément la nécessité de réparer ce qui a été mal représenté jusqu’à présent. Il y a presque une schizophrénie qui consiste à regarder à la fois le film avec un regard qui vient de là bas, ma part africaine, et en même temps cette part là est en permanence en dialogue avec un regard qui viendrait de l’extérieur, et de quoi il est fait, comment doit il prendre en compte le regard colonisé. La photographie a été un des outils coloniaux les plus puissants. Elle a été presque inventée à ce moment-là et a participé à la possession de l’image de l’autre. Le film est tourné en Afrique et c’est indissociable de toutes ces questions post-coloniales. La représentation exotique de l’Afrique est pour moi ce qui est le plus terrible et fait du mal à beaucoup de gens, et moi comprise. Une des conséquences de la colonisation c’est de faire en sorte que les populations aient honte de leur propre culture.
Ce n’est pas seulement une édition (de Cannes) qui était plus politique, même si évidemment il y avait de ça, mais aussi que le cinéma était revenu au cœur du sujet.
Le Grand Prix à Cannes
Ce qui m’intéresse moi, au-delà de comment je l’ai vécu, forcément bien en obtenant un tel prix pour mon premier long-métrage, c’est que cela se passe dans un ensemble de choses. J’ai pu accepter toute cette lumière et toute cette reconnaissance, ce qui n’est jamais simple, car à coté il y avait des films comme celui de Ladj Ly, Les misérables, premier long-métrage comme moi. Que ce soit un noir, français, d’origine africaine, même si le film est très différent du mien. Et même si c’est très différent, et que nos carrières n’en sont pas au même stade, être au coté de Justine Triet et Céline Sciamma, qui restent des cinéastes plutôt jeunes, des femmes.
Pour une femme, souvent, la liberté, l’autonomie, est un luxe qui se paye cher.
Je trouvais que dans le reste de la sélection les films étaient globalement bons. Pour moi ce n’est pas seulement une édition qui était plus politique, même si évidemment il y avait de ça, mais aussi que le cinéma était revenu au cœur du sujet. Moi même en tant que cinéaste je commençais à me désintéresser de Cannes parce que j’avais le sentiment que le cinéma n’était plus toujours au rendez-vous, surtout en compétition. Et quand là j’ai découvert le contenu du jury. Comme Kelly Reichardt, qui est pour moi une immense cinéaste, même si j’aimerais que ses films soient en compétition.
J’ai trouvé cette édition tellement importante, avec tellement de lignes qui ont bougé. Je suis très heureuse que ma propre histoire, la révélation de mon film, de mon équipe, d’un certain cinéma, d’une certaine géographie ait pu émerger au sein d’une édition aussi différente, et plus politique en effet, mais pas seulement sur les sujets, et sur l’approche. Je pense pas qu’il faille que les films soient récompensés pour leurs sujets, mais pour la manière dont on les traite. C’est là l’enjeu du cinéma, la forme, la mise en scène.
Propos recueillis par F. Boutet pour Le Bleu du Miroir
Remerciements : Monica Donati pour cet entretien