TUCA & BERTIE
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trente-quatrième occurrence, nous avons tendu la plume à Pauline Mallet, journaliste free-lance et animatrice de l’indispensable podcast-ciné 100 % féminin, féministe, intersectionnel, progressiste et inclusif, Sorociné. Elle profite de l’occasion pour mettre en avant une série d’animation diffusée trop discrètement à son goût sur Netflix, Tuca & Bertie.
Carte Blanche à… Pauline M.
Il y a quelques semaines la showrunneuse et illustratrice, Lisa Hanawalt, annonçait l’arrêt de la série Tuca & Bertie après seulement une seule et unique saison. Depuis, Netflix, la plateforme sur laquelle la série était diffusée depuis juin 2019, a également annoncé l’arrêt, après six saisons de Bojack Horseman, sur laquelle l’illustratrice travaillait également. Si les deux séries se ressemblent par leurs formes, leurs visuels et leurs thématiques récurrentes, Tuca & Bertie est d’autant plus engagée d’un point de vue féministe.
Comme une sorte de Sex and the City version animée, on suit à travers les épisodes, l’histoire de deux amies, colocataires et citadines qui doivent faire face aux épreuves de la vie. Mais là où la série avec Carrie Bradshaw était pleine de paillettes et de superficialités (bien qu’elle est, tout de même, apportée de grands changements au niveau de certains sujets comme les sexualités féminines), Tuca & Bertie étonne par le souffle frais et la justesse de ton qu’elle apporte. Dans une ère Me Too, Balance ton porc et où les paroles des femmes semblent, plus que jamais, se libérer et, peut être, enfin écouter, la série de Lisa Hanawalt se place comme une oeuvre essentielle, inclusive et progressiste, qui traite à tour de bras les sujets les plus sensibles pour en tirer des épisodes sublimes où les images sont plus fortes que les mots.
Symptôme d’une jeunesse en détresse, Tuca & Bertie semble, de loin, être une de ces séries pour adultes où les dessins permettent aux scénaristes de s’exprimer. Le ton est plus cru, les animations plus expérimentales et les sujets sont abordés d’une manière plus frontale. Ainsi, le travail et les relations amicales et amoureuses sont au coeur de la série. En tête d’affiche deux personnages : Tuca, le toucan qui s’exprime fort, et sans filtre, et Bertie, le moineau timide et souvent mal dans ses baskets. Ce duo doublé par les non moins formidables Tiffany Haddish pour la première, Ali Wong pour la seconde, représente l’amitié moderne entre deux jeunes femmes qui doivent faire face aux dictats de la société, aux regards des autres (surtout des hommes) et aux injonctions diverses.
Elles parlent librement de leurs envies sexuelles (voir la formidable scène de masturbation dans l’épisode 5), de santé mentale et de leur interactions avec les autres. Mais parfois, quand les mots manquent, la série animée prend tout son sens comme le montre brillamment l’épisode 9 intitulé « Les lacs de Jelly ». Dans ce dernier Bertie fait une révélation sur un événement marquant de sa vie à son amie. C’est à travers les dessins que l’on comprend qu’elle a subi des violences sexuelles lorsqu’elle était adolescente. Une manière d’exprimer la violence qui marque réellement notre époque puisque cette dernière est faite principalement d’images et de questionnements à travers elles. C’est l’histoire de la jeunesse et des young adults d’aujourd’hui. Celles et ceux qui sont connecté.e.s, un peu déprimé.e.s, qui n’acceptent plus les bavures et les gestes déplacés. Tuca & Bertie offre autant de pessimisme que de positif et à l’heure où notre monde va mal, au sein du cinéma et ailleurs, certaines lueurs d’espoirs sont visibles. C’est finalement ce que raconte le mieux la série.
Une fable du 21ème siècle
Dans cet univers haut en couleur, les héroïnes ne croissent jamais d’humain.e.s à l’instar des plus grandes fables de la littérature universelle, Lisa Hanawalt fait de ses oiseaux et autres animaux des métaphores, un peu comme l’a fait La Fontaine il y a quelques siècles. La métaphore est omniprésente au sein de la série et quoi de mieux que l’épisode 2 nommé « La promotion » dans lequel Bertie, victime d’un attouchement sexuel, perd un sein car ce dernier, lassé de cette situation décide tout simplement de partir. La génération militante d’Instagram le sait, les illustrations parlent plus que des mots et la série en a bien conscience. Entre deux numéros de chant, de danse et de scènes expérimentales, elle intègre des moments d’images forts et des personnages inoubliables. On pense notamment à ces « femmes plantes » qui font aisément penser à des sortes de sorcières hippies et autres femmes « hors normes » qui, au sein de leur propre histoire, se détachent entièrement de la société.
En annulant l’une des plus belles et fortes séries de l’année, Netflix a tout simplement pensé en terme « argent » et même si nous pouvons comprendre les enjeux économiques qui règne sur le cinéma et les séries télévisées, le constat laisse un goût amer. Une oeuvre originale inclusive et porteuse de thématiques progressistes il y en a peu surtout quand cette dernière est loin d’être opportuniste. Si il n’est plus du tout envisageable d’espérer une suite, la seule et unique saison restera un élément essentiel, témoin d’une génération et de ses préoccupations.
Pauline M.
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