DRÔLE DE DRAME
Bizarre, comme c’est bizarre…
Deuxième film de Marcel Carné, Drôle de drame fut un échec cuisant à sa sortie en 1937, autant public que critique. Le scénario de Jacques Prévert, adaptation d’un roman anglais de Joseph Storer Clouston, n’était visiblement pas du goût des contemporains de la sortie du film, qui ont été surpris par sa liberté de ton, son humour burlesque égratignant les travers de la société et de sa morale, tout en flirtant régulièrement avec la poésie. Cette mauvaise réception n’est pas sans rappeler celle dont souffrira La Règle du jeu deux ans plus tard, qui lui aussi critiquait la société sur un ton nouveau pour l’époque. Au même titre que le film de Jean Renoir, le film de Marcel Carné sera heureusement réhabilité après-guerre pour occuper aujourd’hui une place de choix dans l’histoire du cinéma français.
Le scénario de Jacques Prévert est une vraie perle. Difficilement résumable tant son histoire est riche et parsemée de nombreux rebondissement, Drôle de drame reste néanmoins extrêmement fluide dans son déroulement. Il est étonnant de voir comment ce qui peut apparaître au départ comme un détail, une blague, va finalement servir l’intrigue, révélant la très grande qualité de construction du scénario. Chaque personnage, même le plus secondaire, est parfaitement travaillé, possède sa personnalité propre, auquel chaque acteur apporte également sa touche personnelle. A ce titre l’opposition Michel Simon/Louis Jouvet (cordiaux ennemis dans la vie) est assez succulente, le jeu naturel de l’un répondant parfaitement à celui théâtral de l’autre, et ne faisant qu’accentuer la rivalité de leurs personnages.
Dialoguiste hors pair, Prévert ne trahit pas sa réputation dans Drôle de drame. Le film possède notamment l’une des répliques les plus cultes du cinéma français, « Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre… ». Les savoureux dialogues de Prévert, magnifiés par les interprètes et par le sens du rythme de la mise en scène de Carné, constituent l’un des premiers ressorts comiques du film, mais Drôle de drame a aussi su garder l’héritage du roman anglais dont il est adapté, avec un humour burlesque et absurde assez rare dans le cinéma français de l’époque.
L’intrigue de Drôle de drame part dans tous les sens (mais n’en reste pas moins cohérente et structurée) et multiplie les situations saugrenues. Marcel Carné s’amuse lui aussi énormément, ose beaucoup, des costumes loufoques (le laitier notamment) au nu intégral de Jean-Louis Barrault (nous sommes dans les années 30, rappelons-le). Le réalisateur en profite aussi pour s’émanciper sur le plan formel (un superbe plan panoramique horizontal, des jeux de miroir…).
Prévert et Carné profitent bien évidemment de cette liberté de ton pour insuffler beaucoup de poésie dans leur film, ne serait-ce que dans leur humour qui reste toujours raffiné et tendre envers leurs personnages. Mais le film possède aussi des instants de poésie pure, comme cette scène inattendue de chanson ou les séquences romantiques du grenier.
Si Drôle de drame fut incompris à sa sortie, c’est peu être finalement parce qu’il était en avance sur son temps. La très grande qualité de son écriture et de sa mise en scène, notamment son superbe sens du rythme, en fait une comédie enlevée qui résiste admirablement à l’épreuve du temps. Le film ressort en cette fin d’année en Blu-ray et en salle dans une superbe version restaurée. Une bonne occasion de (re)découvrir ce classique du cinéma français.