MISHIMA
Critique du film
Cinquième long-métrage réalisé par Paul Schrader, Mishima est sans doute son oeuvre la plus complexe, à l’image de son incroyable personnage éponyme, écrivain polémique mort par seppuku le 25 novembre 1970.
Schrader a toujours entretenu des liens étroits avec le Japon, notamment grâce à son frère Leonard, exilé sur l’archipel Nippone à partir de la fin des années 60, afin d’éviter d’être enrôlé dans la guerre du Vietnam. Il transmet à Paul ses connaissances sur la culture japonaise, ce qui aboutira à une première collaboration artistique avec le scénario du film Yakuza (1974), réalisé par Sydney Pollack. Du propre aveu de Paul Schrader, ce film était un « coup d’essai », encore tributaire d’une vision exotique et parfois fantaisiste de la culture japonaise. Il pense à Mishima dès le début des années 80, et se permet même de lui faire un clin d’oeil dans La Féline (1982), où un personnage lit un de ses livres. Le réalisateur est alors fasciné par ce qu’il nomme le « suicide pour la gloire » de l’écrivain, qui rappelle d’ailleurs étrangement la fin de Taxi Driver (1976), ou bien plus tard celle de First Reformed (2017).
Afin de rendre compte de la complexité de Mishima, le film alterne entre trois dimensions. Il y a d’abord la dernière journée de sa vie, tournée en couleur dans un style « réaliste », où il tente vainement de soulever les soldats d’une caserne avec l’aide des cadets de son armée privée, avant de se suicider. Il y a ensuite les souvenirs de son enfance, tournés en noir et blanc, qui reprennent l’esthétique presque calviniste du cinéma japonais des années 40 et 50. Il y a enfin l’adaptation de trois extraits de ses romans (Le Pavillon d’Or, La Maison de Kyoko, Chevaux Échappés), aux décors baroques stylisés et aux couleurs très marquées. Le film mélange ainsi les formes, les temporalités, la réalité et la fiction avec une maîtrise remarquable, sublimant chaque moment de propositions graphiques et/ou dramaturgiques extrêmement fortes, toujours au service du personnage principal. Les enjeux se recoupent, les figures se dissocient, et les morts convergent vers un grand-oeuvre cinématographique troublant.
Jamais Schrader n’aura tissé autant de liens avec un personnage qu’avec celui de Mishima. L’un comme l’autre ont une propension à l’autodestruction, et considèrent également l’écriture comme un moyen de se révéler à soi-même, voire de s’élever, via un une sorte de détournement. Schrader appelle cela une « métaphore », là où Mishima parle plus volontiers de « masque » (l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs Les confessions d’un masque). La mise en scène de soi et de sa propre surface est un thème cher au cinéma de Schrader, notamment par rapport à la question de la sexualité et de la beauté. Adepte du culturisme, Mishima se construit un corps viril et désirable de dandy militaire, habillé avec soin. On pourrait penser à Julian Kay, le personnage principal d’American Gigolo (1980), également très attaché à son apparence, mais qui se distingue de Mishima dans la mesure où ce dernier crée une surface afin de mettre en scène son être profond. Julian n’a pas d’être profond, car il n’est que sa propre surface.
L’écrivain, comme bon nombre de personnages schraderiens, est animé par un désir d’élévation face à l’« impureté » et la crasse du monde. Cela passe par un patriotisme exacerbé, fondé sur la virilité, la tradition, et un sens du sacrifice profondément inspiré par l’éthique samouraï, où la mort et son esthétisation sont perçues comme l’exaltation aristocratique de la maîtrise de soi. Ce n’est pas un hasard si Yūkoku (littéralement « Patriotisme »), le seul film réalisé par Mishima (1965), se termine par une scène de seppuku jouée par l’écrivain-réalisateur lui-même. Une anticipation glaçante de la réalité, qui poussera d’ailleurs la veuve de Mishima à faire brûler (presque) toutes les copies du film, mais qui témoigne du jusqu’au-boutisme caractérisant la pensée et la vie de son mari. Cette quête de pureté fascine Schrader, qui ne cesse de sublimer son personnage, aussi bien dans la mise en scène de sa vie que dans celle de son oeuvre. Soulignons également que l’incroyable partition de Philip Glass participe grandement au lyrisme du film, y incluant même un sens de l’épique tout à fait raccord avec la pensée de Mishima.
Le réalisateur ne délaisse pas pour autant son esprit critique, notamment au travers de la dernière séquence du film, où Mishima meurt « en même temps » que trois de ses créations littéraires, après l’échec cuisant de sa tentative de soulèvement militaire. Au travers d’un plan large de génie, nous comprenons qu’aucun soldat n’a entendu le discours impérialiste de l’écrivain, qui s’en retourne donc dans les quartiers du général qu’il a pris en otage. Rien n’est en ordre, car les cadets ont maladroitement barricadé les portes afin que leur chef puisse réaliser le rituel prévu en tout tranquillité. Humilié et entouré d’un désordre esthétique proprement « impure », Mishima se donne la mort, tandis que son serviteur, tremblant de peur, ne semble pas prêt à lui trancher la tête comme le veut la tradition. Sa quête de pureté se conclut donc gracieusement sur un demi-échec, point d’orgue d’une sublime hagiographie moderne, d’autant plus bouleversante lorsqu’on comprend qu’elle est la métaphore de la propre quête de pureté du réalisateur. Il signe ici son plus beau film, qui peut également être perçu comme un passionnant traité de poétique, qui résonnera dans les corps et les esprits de bon nombre de ses futurs personnages.