HISTOIRE D’UN REGARD
Alors au sommet d’une carrière de photojournaliste fulgurante, Gilles Caron disparaît brutalement au Cambodge en 1970. Il a tout juste 30 ans. Lorsque la réalisatrice Mariana Otero découvre son travail, une photographie attire son attention. Elle fait écho avec sa propre histoire, la disparition d’un être cher qui ne laisse derrière lui que des images à déchiffrer. Elle décide de retracer l’histoire de son regard si singulier.
Critique du film
Mariana Otero, en reconstituant son parcours professionnel, dresse le portrait de Gilles Caron dans Histoire d’un regard, un documentaire rendu passionnant par les divers dispositifs d’enquête qu’elle met en image. Au regard du photographe qui rend compte d’une époque, s’ajoute celui de la réalisatrice sur un homme qui aura traversé le métier comme une comète. Elle s’est plongée de manière obsessionnelle dans les archives du photographe : 100 000 photos dont 30 000 numérisées par la Fondation Caron. Un corpus considérable décortiqué au long des cinq années de préparation nécessaires au film.
De Gilles Caron nous connaissons, sans le savoir, nombre de photographies. Mais s’il en est une célèbre entre toutes, c’est celle de Daniel Cohn-Bendit, l’oeil malicieux et le sourire provocateur, faisant face à un agent de police, en mai 1968. Cette image est devenue un symbole et c’est avec elle que Mariana Otero ouvre son film. C’est moins la photo en elle-même qui l’intéresse que le processus qui a conduit à la prendre. En analysant les planches-contacts, elle déduit les mouvements du photographe qui le conduisent à la position idéale pour saisir LE moment. En voix off, elle s’adresse directement à Gilles Caron par le biais du tutoiement, procédé qui permet de libérer le spectateur d’une quelconque forme de leçon et crée une intimité entre les deux regards, à travers le temps. Se jouent dans cette séquence, l’intuition du photographe, la recherche d’un angle singulier associé à la bonne distance et l’établissement d’une complicité avec le sujet.
À chaque reportage, la réalisatrice dédie un dispositif différent. Pour évoquer son travail à Jérusalem durant la guerre des 6 jours en 1967, elle accroche, dans un atelier créé pour les besoins du tournage, les photographies dans un ordre chronologique et confronte l’exposition au regard de Vincent Lemire, spécialiste du Proche Orient. La séquence fonctionne admirablement : l’expertise de l’historien permet de retracer précisément l’itinéraire du photographe dans la ville tandis que les tirages lui apportent de précieuses informations notamment des précisions sur la date exacte de la destruction du quartier maghrébin. Le talent de Caron est d’être à la fois le dernier à photographier ce quartier debout et le premier à immortaliser les soldats israéliens «découvrant» le mur des lamentations puis les déambulations de Moshe Dayan à travers la vieille ville.
Gilles Caron est entré à l’agence Gamma en 1966, les vedettes sont passées devant son objectif, événements people ou photographie de plateau (Week-end de Jean-Luc Godard, Baisers volés de François Truffaut…) mais c’est le reportage de guerre qui constitue l’essentiel de sa carrière. Pendant trois ans, Gilles Caron est sur tous les fronts, au Viet-Nam où il s’immerge dans la bataille de Dak To, au Biafra où la guerre civile déclenche une épouvantable famine (ses photos favoriseront une prise de conscience occidentale) mais aussi au Tchad où, en compagnie de Raymond Depardon, Robert Pledge et Michel Honorin, il sera capturé alors qu’il suivait les forces rebelles. Mariana Otero souligne dans son commentaire le paradoxe du photographe de guerre, témoin et acteur, accusateur et complice. Dans chaque reportage on est frappé par les nombreux clichés montrant la jeunesse des hommes subitement transformés en soldats et clairement inconscients de ce qui les attend.
Le dernier terrain de bataille couvert par le photographe est le Cambodge où il est porté disparu le 5 avril 1970. Le rouleau numéro 19599, dernier connu, dévoile aussi des photos de ses deux filles, Marjolaine et Clémentine lors d’une mise au vert familiale nécessaire après le retour du Tchad. Ce sont ces photos qui trouveront un écho chez Mariana Otero. Elle décide alors de donner, en quelque sorte, une suite à Histoire d’un secret (2003) film enquête sur sa mère, décédée à l’âge de 30 ans.
Pour Histoire d’un regard, Mariana Otero a effectué un véritable travail d’archéologue de l’image et le grand mérite du film est de rendre ce travail de manière très fluide en faisant découvrir peu à peu l’homme derrière le photographe. Au-delà du portrait, le film réfléchit aussi sur la place de la photographie, les récits qu’elle accompagne, les marqueurs temporels qu’elle favorise, l’impact qu’elle peut avoir sur la durée et le potentiel émotionnel qu’elle recèle.
Bande-annonce
29 janvier 2020 – Réalisé par Mariana Otero
