DANNY BOYLE, PORTRAIT
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour ce quarante-sixième rendez-vous, nous avons l’honneur d’accueillir les mots d’Aurélien Allin, co-créateur et rédacteur en chef adjoint du magazine Cinémateaser. Son envie s’est portée sur un portrait de cinéaste, l’un de ceux qu’il considère comme singulier et à la signature reconnaissable entre toutes, ce malgré une grande diversité de thèmes. C’est aussi la volonté d’analyser en quoi le réalisateur britannique n’est pas un choix fédérateur, et pour quelles raisons sa filmographie n’est pas de celles qui sont les plus aisées à appréhender. Gageons que ce choix en dit long sur notre invité et son envie de défendre un certain type de cinéma, loin des sentiers battus et des idées reçues.
Carte Blanche à… Aurélien Allin
Récipiendaire d’un Oscar de la réalisation. Tête de liste des quelques cinéastes qui, au milieu des années 90, relancent un cinéma britannique alors commercialement moribond et permettent l’émergence d’une nouvelle scène à l’identité marquée. De taille à travailler aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, en indépendant ou au sein des studios hollywoodiens, sans jamais que son style ne se dilue. Auteur de propositions de cinéma tranchées dont l’influence ne cesse de croître au fil des ans. Capable d’évoluer au cinéma, à la télé ou au théâtre, avec des approches distinctes et extrêmement pensées…
DANNY BOYLE CONTRE LE MONDE
Danny Boyle fait partie du club fermé des cinéastes dont l’identité est – ou a été – connue du grand public, l’attirant dans les salles par son nom, ou du moins par son pédigrée. En dépit de cette aura construite par à-coups depuis 25 ans, il reste source d’un malentendu. Vilipendé par un pan de la critique, révéré par l’autre, il suscite parfois jusqu’à la méfiance, pour ne pas dire la défiance, de certains cercles cinéphiles. C’est plus particulièrement le cas en France où son cinéma décomplexé, cinétique, porté par la puissance des images et l’énergie du flot visuel ne colle pas nécessairement à l’image vieillotte, galvaudée et réductrice de « l’auteur » – ou du cinéma qu’il ou elle est censé.e fabriquer.
Souffrant du même stigmate qui a pourri les premières parties de carrière de cinéastes désormais indéniables comme Steven Spielberg ou Ridley Scott, ces « faiseurs d’images » portés sur la toute-puissance du storytelling, Danny Boyle a été par moment qualifié de « clippeur » – quand Scott lui, s’est vu traité de « pubard ». Boyle, pour toute réponse à ce reproche d’un autre temps, rétorque que la forme visuelle n’a de cesse d’évoluer et qu’un réalisateur, dans son élan de création, n’a pas nécessairement le temps, ni même le devoir, d’œuvrer à la sauvegarde d’une tradition formelle.
Ne pas croire pour autant que Danny Boyle, dans ce flot visuel qu’il propose – souvent en musique –, n’accorde aucun sens à ces images. Au contraire. Il ne cède jamais à la stylisation par coquetterie : chacun de ses choix trouve sa raison dans l’ADN de ses personnages et de ses histoires. Le mauvais goût exacerbé, totalement assumé, de LA PLAGE, cette patine « sentimentalo-nouveau riche », sert ainsi totalement le propos sur ce que cache le prétendu paradis créé par la communauté, ce qui la pourrit derrière son masque de perfection – la mise en image se fait d’ailleurs bien plus crue, frontale et sèche une fois ce voile levé. Dans STEVE JOBS, des changements de format figurent le triptyque narratif : du 16mm pour le segment en 1984 au 35mm pour celui en 1988 au numérique pour le dernier en 1998 – un choix que reflète ensuite Daniel Pemberton dans sa musique, chacune des parties convoquant des outils différents : synthétiseurs 80’s / orchestre symphonique / iMac.
Qu’il filme en silence Mercure passer devant le Soleil (Sunshine), qu’il place Cillian Murphy au milieu de rues londoniennes désertes (28 jours plus tard) ou qu’il mette en scène Renton dévalant les rues d’Edimbourgh sur du Iggy Pop (Trainspotting), Danny Boyle raconte à chaque image et affirme un point de vue sur ses personnages, ses histoires et leur propos. Le flot esthétique et le style adopté fournissant au spectateur une foule de détails et d’informations sur la dramaturgie qui se déploie à l’écran.
Depuis son premier film Petits meurtres entre amis jusqu’à son dernier en date Yesterday, Boyle s’est à chaque projet imposé comme un auteur total, hanté par des thématiques récurrentes qu’il explore à travers une multitude de prismes différents – notamment en batifolant de genre en genre, de petits budgets en plus grosses machines. Qu’est-ce qu’un auteur si ce n’est un cinéaste commentant sa vie et celle du monde qui l’entoure, à travers les récits de personnages-avatars dans lesquels il trouve un miroir ? Enfant de la classe ouvrière un temps destiné à la prêtrise – comme Martin Scorsese avant lui –, Danny Boyle a construit l’intégralité de sa filmographie en réaction à son milieu. Il affirmerait sans aucun doute que cette expression aura été inconsciente : il fuit tout geste intellectuel qui le mènerait à avoir trop conscience de lui-même et de son style. Mais le résultat demeure : depuis Petits meurtres entre amis, le cinéma de Danny Boyle détaille les mêmes peurs et névroses.
Il fabrique ainsi un cinéma où, comme dans la religion, le storytelling est roi. Tous ses personnages sont, d’une manière ou d’une autre, des conteurs. Ils narrent eux-mêmes le film – par le truchement de la voix off comme dans LA PLAGE, ou du flashback dans Slumdog Millionaire –, voire ils inventent eux-mêmes leurs vies, à l’instar du démiurge Steve Jobs, qui compte embarquer le monde derrière lui. Parfois, ils réinventent leurs vies, comme Jack, musicien raté de Yesterday devenant un néo-Beatles ou comme Renton dans Trainspotting 2, chemin de résilience et d’acceptation du temps comme destructeur de nos espoirs, de nos rêves et de ceux qu’on aime. Qu’il projette ce qu’il est ou ce qu’il aurait aimé être, Danny Boyle tire son portrait dans celui de ses personnages.
Jusqu’à atteindre des niveaux de complexité rare : dans Steve Jobs, le cinéaste peut être vu autant dans Steve Wozniak que dans Steve Jobs, d’un côté le trahi – par son ancien ami et producteur Andrew Macdonald – et de l’autre le traître – de Ewan McGregor, qu’il avait évincé de La plage au profit de Leonardo DiCaprio. D’un côté le besogneux de l’ombre qui respecte et valorise ceux qui travaillent avec lui – sur le plateau de Yesterday, il dirigeait 6000 figurants comme s’ils étaient des stars et leur expliquait ses choix d’axes et de caméra alors que rien ne l’y obligeait. De l’autre le maître incontesté de sa création, affirmant sa vision avec poigne (comme en témoignent les différends sur le script de Sunshine avec Alex Garland) ou avec tact – selon le scénariste Simon Beaufoy, Boyle se réapproprie un script sans en changer une virgule.
Dans cette prise de pouvoir des personnages sur la narration – littérale dans 127 heures, où Aaon Ralston / Dave Franco se raconte seul « en scène », en face caméra –, Danny Boyle se dresse face à son milieu et fait de son cinéma une lutte perpétuelle contre le déterminisme sous toutes ses formes, qu’il soit social ou mystique. « Je viens d’un milieu où on ne fait pas de films », dit-il. Alors ses personnages triomphent de leur addiction à la drogue, tombent amoureux comme dans un vieux film hollywoodien, gagnent à un jeu télé, vainquent la nature en se coupant un bras ou en rallumant le soleil… Ses personnages luttent encore et encore, pour s’extirper de ce que leur milieu croyait devoir faire d’eux, tout en n’oubliant jamais d’où ils viennent – à l’image du réalisateur lui-même, qui a refusé d’être anobli par la Reine. Ses personnages combattent ce groupe – amical, familial, sociétal – qui les oppresse et qui refuse de les laisser exister en tant qu’individus uniques.
Des héros et des combats qui, en un sens, figurent ce que Danny Boyle a dû parfois affronter chez la critique et les cinéphiles. Sa réponse ? Ne jamais tenir en place, ne jamais être où on l’attend. Toujours faire peau neuve.
Aurélien Allin
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