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ANTONIO DE LA TORRE | Interview

Le mercredi 21 octobre, nous avons rencontré Antonio de la Torre, venu à Paris pour faire la promotion du film Une vie secrète dans lequel il livre une fois de plus une prestation remarquable. Il évoque son parcours, personnel et professionnel, sa vision du métier d’acteur en citant sa professeure de théâtre et Philip Seymour Hoffman… Confidences d’un comédien devenu incontournable dans le paysage cinématographique ibérique.

Le Bleu Du Miroir : Est-ce que vous connaissiez déjà l’histoire de ces « taupes » ? 

Antonio de la Torre : Non, moi non plus je ne connaissais pas cette histoire, jusqu’à ce qu’elle me vienne. Assez curieusement, il y a eu, de façon concomitante, plusieurs tentatives de faire des films sur ce sujet. Parmi ces différents sujets qui se sont lancés, celui qui a vu le jour c’est celui d’Une vie secrète et de ses trois réalisateurs.

Mais, en fait, il y a eu deux livres qui sont sortis : un premier qui est, en fait, l’histoire d’un maire d’un village du côté de Malaga, qui lui est resté enfermé de 1936 à 1969, comme mon personnage qui a passé trente ans de sa vie enfermé, parce qu’il était républicain. À la suite de ce livre-là, il y a un autre livre, l’année suivant la mort de Franco, en 1976. Deux journalistes ont fait une recherche assez étendue du cas de ces taupes à travers l’Espagne et qui ont recueilli les témoignages de tous ces gens qui racontent leur histoire. Ce qui est d’autant plus précieux, que ces gens-là, au moment où ils sont sortis de la clandestinité étaient déjà âgés. Aucun d’entre eux, je pense, n’a survécu jusqu’aux années 80. C’est précieux d’avoir leur témoignage.

Dans certains de vos films récents, comme La isla minima, Que Dios nos perdone, El reino ou ce nouveau film, il y a en commun le refus du manichéisme, mais au contraire une exigence de montrer les choses dans leur complexité. Ce refus de la simplification, ça fait partie de vos critères de sélection quand vous lisez un scénario ?

Arrivé à l’âge de 52 ans, je ne peux pas ne pas tenir compte de la complexité du monde, de ce que la vie m’a appris de la contradiction qu’il y a en nous tous. Je sais que le bien et le mal sont intimement liés et il y a une contradiction fondamentale entre ce que je dis et ce que je fais et je mourrai sans que la distance entre les deux se soit amenuisée. Mais sachant cela, il ne faut jamais dire jamais. Peut-être que comme mon personnage, pour survivre,  je devrais parfois me montrer indulgent vis à vis de la simplification, mais ce serait une fraude en tant qu’acteur, à l’égard de ma connaissance de la condition humaine, que de me plier à cette simplification.

Ce qui est passionnant dans ce film, c’est que le spectateur, en même temps que votre personnage, perd ses repères. On ne sait plus si sa décision relève du courage ou de la lâcheté, s’il est lucide ou si au contraire, il est dans l’aliénation. Avez-vous eu par rapport à votre personnage des revirements de point de vue pendant la lecture du scénario et aussi pendant le tournage ?

J’ai un coté Groucho Marx : j’ai des arguments, mais s‘ils ne vous plaisent pas, je peux en changer, c’est une blague… C’est pour moi tout le plaisir et toute la question du métier d’acteur. C’est vraiment de partir à l’aventure.

Moi j’aurais adoré, j’adorerais travailler, sur ces films où il n’y a pas de scénario, où on se lance et on regarde où l’aventure du tournage nous mène. Et c’est vraiment ce qui s’est passé sur ce film. Je ne me disais pas « maintenant, je vais le jouer en héros » et « maintenant je vais le jouer en lâche« . Mais j’essayais vraiment de me laisser surprendre par ce qui se passait.

Antonio de la Torre

Philip Seymour Hoffman – qu’il repose en paix – a dit : « je ne répète jamais une prise, je fais toujours une prise différente ». Et moi, tout en gardant le respect et la distance nécessaires, je me laisse porter par l’intuition, par l’impulsion de la seconde, de la prise pour faire une proposition différente mais c’est pareil dans la vie. Je pense que fondamentalement, dans la vie, on ne sait jamais ce qu’on va faire. Regardez les attentats de Londres, ce gamin espagnol qui a sorti son skateboard pour donner un coup et il est mort à cause de ça. Peut-être que dans d’autres circonstances, il se serait enfui et il aurait eu la vie sauve. On ne sait jamais comment on va réagir. Et en tant qu’acteur, je suis pareil qu’en tant qu’homme, j’essaie toujours de vivre l’instant.

Le personnage du voisin dans le premier village est très important. Avec lui sont évoqués les thèmes de la rancœur, du harcèlement politique et de l’acharnement, de la vengeance. 

Le personnage du voisin est très symbolique. Le plan final est pour moi un chef d’œuvre. Quand j’ai vu le film la première fois, je me suis dit : « C’est vraiment très bon, très très bon ». C’est le symbole de la tranchée infinie (Titre original du film – ndlr). Le comédien (Vicente Vergara) qui fait le rôle est vraiment magnifique. 

Dans ce film, votre personnage, à force de vouloir sauver sa vie, il finit presque par la perdre, et finalement avoir une vie qu’on peut juger tronquée, peu enviable. Est-ce que dans un autre domaine, ce n’est pas le cas de ceux qui abandonnent leurs idéaux ou leurs rêves ?

Absolument, c’est tout à fait ça. Quand vous finissez par devenir autre chose que ce que vous étiez, c’est exactement ce que vous faites. Vous ne vous rendez même plus compte. Comme disait Neruda : « Nous tels que nous étions et non tels que nous sommes devenus ».

Il y a une phrase fondamentale, une anecdote fondamentale dans le livre dont je vous parlais, qui a recueilli les témoignages de ces taupes réelles. Il y a une de ces taupes, dans les années 60, quand ça commençait à aller mieux, vers la fin des années de répression franquiste contre les républicains. Une de ces taupes qu’on a planquée dans une voiture, pour qu’il puisse au moins faire un tour en ville. Il a vu la ville et il est revenu chez lui. Et il a dit : « J’ai vu mais chez moi c’est mieux ». Et c’est quelque chose que j’ai emprunté à ce livre pour mon personnage.

C’est quand vous intériorisez tellement la peur que vous arrivez à vous faire croire que vous ne voulez pas sortir. Vous vous êtes transformé à votre insu et vous avez renoncé à ce que vous êtes. C’est la stratégie de la peur. Comme dans le livre de Naomi Klein, La Stratégie du choc. En Amérique Latine, on a réussi à insuffler cette peur-là. Mais finalement, c’est de la même façon que procède le Front National ici. C’est le fait de faire peur. Et une fois que la peur s’installe, et a fait de vous autre chose que ce que vous étiez, c’est précisément par le même mécanisme.

Je crois que si j’ai obtenu un Goya, si j’ai eu des rôles qui ont décollé vraiment dans les années suivantes, après ce processus, c’est beaucoup nourri par ma mère…

Certains acteurs ont un jeu très intériorisé, très cérébral. D’autres jouent plus avec leur corps. On a l’impression que les deux méthodes cohabitent en vous. Quelle a été votre formation théâtrale ?

Je ne sais pas. Pour moi, un acteur qui pense c’est fatal.  Je ne veux pas me coller d’étiquette, parce qu’il ne faut jamais en poser non plus. Mais mon expérience en tant qu’acteur, mon rapport à mon métier, c’est que l’interprétation c’est une interprétation du réel. Donc j’essaie d’être proche du réel et j’essaie de capter des choses de ma propre vie, de mon imaginaire, de la vie des autres. Pas au point d’être fou. S’il y a le feu je m’en vais.

Quant à ma formation, c’est cette prof argentine que j’ai eue à Madrid, qui disait : il y a trois focalisations en toi : ce que tu es, ce que tu peux imaginer et ce que tu captes des autres. Et puiser en soi une représentation du rêve. Au moment où je faisais vraiment ce travail-là, où je suis parti à Madrid travailler avec elle, j’étais une espèce de boute-en-train. J’étais quelqu’un de très amusant pour tout le monde. Jusqu’à ce que je vive vraiment une tragédie dans ma vie, puisque j’ai perdu mon père et, très peu de temps après, ma mère. La disparition de ma mère, les derniers mots qu’elle m’a dit sont quelque chose qui m’ont marqué très profondément. Et à l’époque j’entendais qu’on me disait que pour transformer une tragédie personnelle en art, pour l’intégrer à sa propre représentation, à sa propre création, il faut compter 7 ans. Je trouvais toujours ça très bizarre, c’est quoi cette histoire de 7 ans ? Ils font partie d’une secte ou quoi ?

Mais il se trouve que c’est exactement ce qui s’est passé. Il a fallu que je passe par un traitement de 7 ans de cette tragédie personnelle pour arriver à dépasser quelque chose et je crois que si j’ai obtenu un Goya, si j’ai eu des rôles qui ont décollé vraiment dans les années suivantes, après ce processus, c’est beaucoup nourri par ma mère. C’est quelque chose qui a un effet affectif immédiat en moi et je dois dire qu’il n’y a pas un tournage où ma mère ne me rend pas visite. D’autant plus quand je joue dans des drames, elle est toujours là et ça a été déterminant dans mon travail d‘acteur.

Même si l’enfermement de votre personnage est très différent de celui que le monde vit actuellement, le film résonne d’une certaine façon. Quel regard portez-vous sur cette période étrange et dramatique ? Pensez-vous qu’il y a plus d’individualisme ou plus de solidarité qu’avant ? Ou finalement, les choses ne changent pas ?

Je pense qu’il y a des choses qui peuvent avoir un lien avec le film et avec ma propre enfance. La façon dont j’ai vécu avec ma mère. Pendant le confinement, avec des voisins, on a créé un groupe, on vivait un peu de façon communautaire. On montait sur notre toit-terrasse. C’était important que les enfants ne soient pas marqués par la peur et continuent de jouer. Donc, on montait tous ensemble et depuis, même si on est déconfinés, on a gardé l’habitude de manger tous ensemble sur la terrasse et de vivre plus simplement. Je pense que la simplicité dans les relations sociales, avec les proches, peut triompher.


Propos traduits par Massoumeh Lahidji et édités par Eric Fontaine pour Le Bleu du Miroir