PATER
Pendant un an ils se sont vus et ils se sont filmés. Le cinéaste et le comédien, le président et son 1er ministre, Alain Cavalier et Vincent Lindon. Dans « Pater », vous les verrez à la fois dans la vie et dans une fiction qu’ils ont inventée ensemble.
Critique du film
Au début des années 2010, Alain Cavalier, éloigné d’un cinéma traditionnel depuis 25 ans, continue de chercher des formes originales tout en creusant un sillon très personnel. Il s’offre, avec Pater, une fantaisie gourmande en invitant Vincent Lindon dans sa cour élyséenne de récréation. Dans un réjouissant jeu de masques, Pater simule des situations où fiction et réalité déteignent l’une sur l’autre. Cavalier et Lindon forment tour à tour des binômes complémentaires : acteur/réalisateur ; président/premier ministre ; père/fils ; chat/souris ; créateur/créature qui alimentent moins une intrigue qu’ils dessinent des pistes de réflexion sur le pouvoir d’évocation, la force d’incarnation et, de manière parfois vertigineuse, la schizophrénie du jeu.
Deux hommes, une caméra, 36 possibilités
Après le succès de Thérèse (1986, Prix du jury à Cannes, 6 César), Alain Cavalier est devenu un cinéaste léger, un filmeur solitaire. L’arrivée de la caméra vidéo lui a permis de faire du cinéma débarrassé des contraintes de production classique. Est née une œuvre intime, obsédée par le réel et le mystère, de laquelle les acteurs étaient absents. Pater tient une place toute particulière au milieu de cette trajectoire. La présence de Vincent Lindon, premier acteur connu filmé par Cavalier depuis Jean Rochefort (Un étrange voyage, 1981) n’a rien d’une compromission. Cavalier cherche un camarade de jeu, pour un projet qui enregistrera autant les oscillations de l’homme que les talents de l’acteur.
Cavalier lui-même n’a jamais été acteur, pourtant, il n’a cessé de mettre en scène son corps, dans sa seconde carrière de réalisateur. Déjà il filmait en 1979 son visage momifié (Ce répondeur ne prend pas de message), ensuite Le Filmeur (2005) exposait son corps, y compris dans sa nudité, et toujours les mains, pénétrant le cadre comme un prolongement de l’œuvre. Ici, Cavalier est acteur, filmé par Vincent Lindon. Les deux hommes semblent se rejoindre en un point de contact établi entre l’œil et sa cible.
En réalité, Cavalier distribue les cartes, garde la main sur le jeu. Dans une troublante analogie entre la politique et le cinéma, le filmeur met en scène les jeux de pouvoir qu’établissent pareillement les deux activités. Ici, pourtant, Cavalier ne renonce pas au contrat de confiance qui le lie au spectateur, et qui le rend si cher à nos yeux. Il orchestre une manipulation en toute transparence. Les règles du faux sont conscientisées et exposées dès l’ouverture du film. « On dirait que je suis Président et que vous êtes Premier ministre ». Ce merveilleux mode conditionnel qui ravive les mises en scène de l’enfance. Mais alors que le film prend la forme d’une comédie légèrement incongrue où le simulacre du pouvoir fait sourire, le voilà traversé par des éclairs de vérité.
Lindon vertigineux
Vincent Lindon se livre au jeu éperdument. D’une part, il donne à voir la candeur, la surprise d’une situation habilement amenée par Cavalier, accepte de se tenir en équilibre sur le fil du rôle à tenir. D’autre part, il consent à être filmé dans sa propre intimité d’homme, chez lui. Il confie à la caméra, aussi enthousiaste que désarmé, la réelle schizophrénie dans laquelle le plonge le film. L’acteur atteint des sommets de sincérité. L’homme nourrit le film au-delà de ce que pouvait espérer Cavalier qui s’amuse à le voir mijoter dans sa mythomanie. Et, suprême plaisir, il n’est pas interdit de penser que, au sommet de son art, c’est Lindon lui-même qui finit par se jouer de Cavalier, telle une créature « monstrueuse » qui finit par échapper à son créateur. Ce jeu du chat et de la souris alimente la rivalité qui se fait jour entre entre les deux hommes politiques. Au départ, une idée commune sert de programme. Fixer un salaire maximum comme il en existe un minimum. C’est sur l’écart tolérable entre les deux que naît une divergence.
Au plus près du miroir
Autoréflexif, le film est aussi gigogne, jusqu’à être son propre making of. Il y a une jubilation chez Cavalier à pousser le jeu jusque dans les moindres détails (la souci de la sécurité, la représentation à travers le choix des vêtements) tout en montrant les coutures du dispositif. Il faut que rien ne soit authentique pour que tout soit crédible. Lors d’un dîner final, signant une forme de réconciliation après la bataille électorale, cet échange symbolise deux points de vue sans que l’on ne sache plus vraiment qui parle, des homes, des acteurs ou des rôles :
– C’est un film, ce n’est pas vrai – dit Cavalier
– Si c’est un film, c’est que c’est vrai – rétorque Lindon
Cette réponse semble introduire la somptueuse décennie de cinéma que Pater inaugure : Le Paradis (2014), Le Caravage (2015), Six portraits XL (2017), Être vivant et le savoir (2019), autant d’œuvres où le petit théâtre intime de Cavalier, jalonné d’autels païens et peuplé de fantômes, apprivoise la mort d’un œil alerte.
C’est face à son miroir qu’Alain Cavalier confesse le rapport au titre du film. Enfant, il détestait la figure d’autorité et de suffisance de son père. Aujourd’hui, il lui ressemble et bien qu’ayant renoncer à toute autorité, il pense mieux le comprendre. Ce Président, qui ne possède que deux tables et deux chaises, peut partir léger.