L’APOLLONIDE – SOUVENIRS DE LA MAISON CLOSE
À l’aube du XXème siècle, dans une maison close à Paris, une prostituée a le visage marqué d’une cicatrice qui lui dessine un sourire tragique. Autour de la femme qui rit, la vie des autres filles s’organise, leurs rivalités, leurs craintes, leurs joies, leurs douleurs… Du monde extérieur, on ne sait rien. La maison est close.
Critique du film
Tout commence dans un long couloir sombre, et par un rêve, qui n’a de cesse de se déployer et de rebondir, de scènes en scènes. L’Apollonide de Bertrand Bonello, sorti en salles en septembre 2011, semble tout entier compris dans ce moment, autour de Madeleine, femme prostituée d’une maison close. Ce rêve est le sien, elle nous le raconte avec ces mots, destinés à son client et amant régulier, et c’est tout d’abord celui d’une émancipation. Un premier carton nous précise que l’action se déroule à l’aube du XXème siècle, dans ce qu’on pourrait appeler un autre monde. La maison close, le bordel, est un objet de fantasmes, lieu disparu, réputé pour réguler les besoins charnels des membres masculins de la population, ici les plus fortunés. Madeleine rappelle dès les premiers instants que c’est avant tout le territoire de la claustration, on est pas libre dans ces maisons quand on est une femme. Le rêve de Madeleine est celui de la liberté, elle le confie et partage avec celui qui devient son bourreau, s’il ne l’était pas déjà.
La mutation du songe nous permet d’entrer au plus près des aspérités de l’Apollonide, dans ces recoins les plus sordides et les plus laids au delà des tentures et des mets délicats. Plusieurs récits sont enchâssés au sein de cette histoire. Au delà du personnage déjà présenté on voit arriver Pauline, adolescente de seulement 16 ans, cherchant à gagner son propre argent comme elle le dit elle-même, loin des métiers dévolus aux femmes et des rôles dans la société qui ne lui conviennent pas. Par le regard de Pauline on découvre un peu plus les autres femmes de la maison. Nombreuses et différentes, toutes ramenés à leur corps et à la consommation de celui-ci par ceux qui possèdent. Une des premières réussite de Bonello est d’avoir réussi à faire exister ces personnages, même si on connaît peu leurs passés et leurs histoires. En quelques traits, tels des coups de pinceaux d’un peintre, on voit cohabiter la figure forte de Léa, jouée par Adèle Haenel, mais aussi Clotilde, révélant un peu plus le talent de Céline Salette, ou encore Hafsia Herzi qui permet au spectateur d’entrer dans l’intimité de ces « filles », en dévoilant leurs routines, l’exigence de leur quotidien.
Au delà de ce chœur aux multiples voix, l’Apollonide se distingue par la beauté de sa direction artistique et la qualité apportée aux détails. La maison est conçue comme une bulle, hors du temps, hors de la société, où l’on ne semble pas distinguer le passage des jours. Le contraste sublime entre les décors fin XIXème et l’irruption inattendue d’une musique soul, comme au moment du générique, est prodigieuse et génératrice d’une grande émotion. Ces chants propres à la musique noire, hurlant un besoin de liberté et de respect colle parfaitement à la situation de cette micro-société où une femme n’a pas le droit de sortir si ce n’est accompagnée d’un homme. L’ambiance créée par Bertrand Bonello doit beaucoup au film de Hou Hsiao Hsien, Les fleurs de Shanghaï (1998). On y retrouve les mêmes scènes repliées dans des pièces enfumées, où règnent le jeu, les plaisirs interdits (notamment l’alcool et la drogue à coté du sexe), autour de personnages importants dans le monde extérieur. La même violence vient se nicher dans le moindre geste et la moindre des situations. Les nappes de musique qui traversent l’Apollonide renforcent encore cette angoisse permanente née de la première séquence du film.
Au sein de cette recherche artistique hors du commun, la mise en scène n’est pas en reste, multipliant les recherches, tant dans le déplacement de la caméra, que dans le montage lui-même. On pense notamment aux plans en split-screen, qui nous montrent tels des tableaux, de multiples scènes de vie de la maison en simultané, comme un refus d’enliser le regard dans une avancée narrative mollassonne. Le regard de Bonello est tout au contraire vif, acéré, accélérant le rythme quand il le faut, comme on le voit au moment de la révélation de la maladie de Julie, sublime Jasmine Trinca, interprétant une amoureuse qui n’a eu de tort que de croire à une fin loin des ténèbres de l’Apollonide. Mais là où le projet du réalisateur est virtuose dans sa mise en scène, c’est dans sa manière de revenir inlassablement à son introduction et à Madeleine, qu’on appelait « la juive » et qui est appelée désormais « la femme qui rit ». Son visage mutilé en un vaste sourire par un client immonde, la rapproche du personnage de Victor Hugo, dont la première adaptation au cinéma par Paul Leni reste la plus célèbre sous les traits de Conrad Veidt.
Madeleine est ce monstre créé par l’ignominie tapie au creux de la maison, ce rêve qui devient cauchemar, les enfermant toutes dans le noir et l’oubli. Les cercles concentriques qui relient ces visions au récit nous font nous questionner sur le réel, sur la puissance métaphorique des mots de cette femme jouée par la très talentueuse Alice Barnole. Prisonnières de ces cercles infernaux, captives d’une peinture toujours plus obscure, la fermeture programmée de l’Apollonide n’est pas même une issue pour elles. Il semble exister un continuum entre chaque maison, et même entre toutes femmes qui jamais n’atteignent le bout du tunnel. La toute dernière scène semble résumer cet état de fait, quelque soit le lieu ou l’époque il existe un lien de servitude toujours puissant qui enchâsse la condition féminine. Il est dès lors assez aisé d’interpréter la nature des larmes blanches qui coulent sur les joues de Madeleine. Usées jusqu’à l’outrance, elles semblent déborder du désir de ces hommes qui les consomment ad nauseam. On retient dès lors les mots très simples de Léa/Adèle, « si un jour je sors d’ici je ne ferai plus jamais l’amour ».
Comment oublier Adèle Haenel dans l’Apollonide, elle qui congédie les hommes quand les autres ne le peuvent pas, de quelques poils pubiens transmis dans une lettre. C’est aussi elle qui compose peut être la plus belle scène du film avec cette poupée articulée à laquelle elle donne vie, dans un jeu de rôle imposé par un client. La force de son jeu et son charisme, à seulement 21 ans, sont tout bonnement incroyables. Cette sororité si particulière n’a droit qu’à une scène en pleine lumière, enchainée si vite qu’on a peine à s’en rendre compte, parenthèse de vie au milieu d’un purgatoire sans fin. Rarement un groupe de femmes aussi divers n’aura existé avec autant d’éclat et de force pour faire fonctionner un tel film, ambitieux et magnifique plastiquement. Bonello confirme deux années plus tard, en 2013, avec sa vision de Saint-Laurent, qu’il est non seulement un metteur en scène génial, mais également un artiste complet qui ne laisse aucun détail de coté, tellement ses films sont beaux et pensés comme des œuvres d’arts.