BIPOLAR
Une jeune femme arrive à Lhassa, au Tibet. Endeuillée, elle ne sait pas vraiment pourquoi elle est là ni quoi faire de sa douleur…
Critique du film
Dès les premières images dévoilées, Bipolar de la chinoise Queena Li intrigue et attire le regard. Un corps de femme immergé dans une eau photographiée en noir et blanc, un univers qui s’annonce ésotérique et particulièrement travaillé. Ces premiers clichés avaient suffit à en faire l’une des attentes de la cinquantième édition du festival international de Rotterdam dans la compétition Tigre, célèbre pour révéler des auteurs, en marge des grands circuits de production. Une femme arrive dans un grand hôtel de Lhassa, sans qu’on sache qui elle est ni ce qu’elle recherche. On devine qu’elle est aisée, et qu’elle se retrouve dans un moment charnière de son existence. L’introduction du film est presque trompeuse, comme si la réalisatrice avait voulu faire croire à un récit classique où son héroïne serait venue chercher des réponses dans un monastère tibétain, enchaînant les pèlerinages touristiques et convenus.
Intervient alors une scène de diner au sein de ce même établissement, et une discussion qui va changer la suite des événements et donner le ton de ce qui va suivre. La jeune femme rencontre un homme plus âgé qui lui conseille de sortir des sentiers battus et d’aller « là où l’air se fait rare ». Lors de cette soirée ses yeux se fixent sur un étrange homard. On lui dit que cette espèce n’est pas tout à fait vivante, mais qu’on ne peut pas non plus vraiment la tuer, comme si c’était une sorte d’animal sacré échappant aux contingences mortelles. Il devient alors une sorte de passage vers un ailleurs qui échappe au fond et à la forme qui semblait s’imposer dans le récit. Le homard amène de la couleur là où régnait le noir et blanc. Cette figure animale instillant la pigmentation rappelle un autre film, le Rusty James de Francis Ford Coppola. Là aussi c’était un animal marin, un poisson combattant, qui seul apportait de la couleur à l’écran et d’une certaine façon polarisait le récit.
L’héroïne change totalement de plans et décide que son destin doit être lié à celui du homard, son obsession étant de le libérer de ses chaînes pour lui faire rejoindre la mer à un point précis, un phare mythique dans un endroit reculé du littoral chinois. Commence alors une épopée hallucinatoire où on la voit rencontrer toute une galerie de figures spectrales, pour certaines semblant échappées tout droit d’un Mad Max, pour d’autres d’un cirque désuet et suranné.
On prend plaisir à se perdre avec elle dans ces moments qui échappent à toute logique, spatiale et temporelle, pour atterrir dans des zones toujours plus étranges et bigarrées. Tout est à l’avenant dans cette expérience, si elle commence au volant d’une voiture étrangère de location à haut prix, c’est au volant d’un véhicule pour le moins folklorique que se poursuit l’aventure. Le moindre voyageur de passage ressemble à un fantôme n’attendant que son passage pour reprendre forme corporelle avant de disparaître pour toujours.
Au delà de cette odyssée si particulière on découvre une personne troublée, presque fendue en deux, avec cette image de la ligne de flottaison qui revient souvent. Queena Li utilise beaucoup la métaphore de l’eau, que ce soit avec la mer omniprésente, ou des piscines, lieu qui entame l’histoire, où la femme ne cesse de plonger, de s’immerger, sans trouver ce qu’elle y cherche. Si tous les signes déployés sont difficiles à décrypter, on peut imaginer que c’est une figure du deuil, de son dépassement, que la cinéaste déploie ici. Musicienne à succès, amoureuse trahie par la mort d’un proche, cette fuite est donc une reconquête, le homard n’étant qu’une prolongation de ce qu’elle a à accomplir pour redevenir entière.
Si l’on est sûr de rien avec Bipolar, l’opacité de l’eau rejoignant la complexité du texte, il faut féliciter la réussite visuelle et plastique opérée par la réalisatrice chinoise. Elle réussit à créer quelque chose de beau et d’unique qui donne envie d’en voir plus, une confirmation à suivre de très près dans les années à venir.
2021 – De Queen Li, avec Leah You, Kailang He et Al Di.