AU DELA DES COLLINES
Alina revient d’Allemagne pour y emmener Voichita, la seule personne qu’elle ait jamais aimée et qui l’ait jamais aimée. Mais Voichita a rencontré Dieu et en amour, il est bien difficile d’avoir Dieu comme rival.
LA ROUMANIE TERRE DE CINEMA
Cristian Mungiu est ce qu’on pourrait appeler une des figures de proue de cette génération dorée du nouveau cinéma roumain qui a déferlé dans les grands festivals mondiaux depuis le début des années 2000. Quatre mois, trois semaines, deux jours, fut son couronnement en 2007 avec la Palme d’or du festival de Cannes, comme une légitimation de cette nouvelle vague si diverse et fournie de ce pays de l’Europe de l’Est qui s’est ouvert au cinéma globalisé depuis moins de deux décennies. Au delà des collines est en quelque sorte le film d’après cette consécration, une pierre supplémentaire dans ce portrait de la Roumanie tout juste entamé, avant Baccalauréat, dernière confirmation en date du talent immense de l’auteur. 2012 est donc un moment particulier pour le cinéma roumain, en cela qu’il amène la confirmation qu’il va désormais falloir compter avec ce cinéma national, et notamment sur Cristian Mungiu.
Au delà des collines est avant tout l’histoire de deux femmes, Alina et Voichita, unies par un amour qui trouve ses racines dans un des nombreux orphelinats du pays. Toutes deux dans la vingtaine, elles ont été séparées quelques années, ayant suivi des chemins bien différents, l’une expatriée en Allemagne, l’autre prenant le chemin de la foi, dans une communauté religieuse très particulière.
Quand Alina arrive pour venir chercher Voichita, elle prend conscience de l’ampleur du changement. Le couvent fonctionne comme un organisme en autarcie, sans eau courante ni électricité, dans un confort spartiate tout droit dirigé vers le culte de la religion orthodoxe. La logique est presque sectaire : un homme, que tous appellent Père, domine la hiérarchie du petit groupe. Bien que n’étant pas tout à fait reconnu par l’évêché orthodoxe local, cet homme bénéficie d’une aura énorme sur son petit monde. La dévotion est extrême et les mots du Père sont autant de prêches repris par ses brebis. On les retrouve dans la bouche de Voichita, comme anesthésiée, un filet de voix à peine perceptible reprenant ce qu’on lui dit de penser.
Une des phrases les plus marquantes de ce début de film est celle qui renforce l’attachement de Voichita à son nouvel environnement. Elle répète les mots de son maître à penser, elle ne peut désormais aimer Alina comme elle le faisait, son amour étant entièrement dévolu au Seigneur. Ce moment, en tête à tête dans la cellule de Voichita, interroge sur la nature de leur relation. Alina se présente presque nue devant son amie, pour la frictionner, et on ressent la tension qui anime cet instant avec beaucoup de force. Enfants de l’abandon, il semble que ce qui les lie soit plus grand qu’une simple amitié, ce qui explique la réaction d’Alina. À partir de ce point, la nouvelle arrivante prend conscience que cela va être plus compliqué que prévu, son amie ne désirant plus partir, poussée par le Père qui lui rappelle que son engagement ne peut souffrir d’un temps d’arrêt.
VIVRE AU DELA DES COLLINES COMME DANS UN REFUGE
Comment, dès lors, se comporter ? S’il n’est plus question de départ et d’être ensemble, que faire pour Alina ? Paniquée, excessive, vulgaire, elle confronte un visage qui passe pour de la folie, voire même pour du blasphème et du malin aux yeux très religieux de cette communauté de femmes éloignées du monde. Cette lutte entre Alina et la communauté est très intéressante, c’est la confrontation entre deux mondes qui ne peuvent se comprendre, et se lancent dans un affrontement qui ne peut finir que dans le drame. Le sentiment est palpable et se ressent bien dans la mise en scène de Mungiu : Alina est un élément extérieur qui ne peut qu’être expurgé dans la douleur. Elle ne peut sacrifier celle qui est tout pour elle et n’a de cesse que de s’accrocher à l’idée de son amour. Cette lutte est aussi le moment de la visualisation du fossé qui existe entre une Roumanie, qui s’ouvre à la modernité, et un autre visage plus replié sur le passé, les traditions, voire l’obscurantisme qui conduit tout droit à la mort.
Littéralement, ces femmes vivent « au delà des collines », comme coupées du monde. Mais elles représentent aussi une possibilité pour une génération d’enfants abandonnées. Cette scène à l’orphelinat, dont sont issues les protagonistes, montre une adolescente sondant la possibilité d’intégrer le couvent. Atteinte par la limite d’âge, elle doit se trouver une porte de sortie, construire sa vie d’adulte là où cela est possible. Mungiu présente la complexité de ces pays de l’Est où règne encore une crise très dure, spécialement pour des jeunes gens sans famille ni ressources. Même un milieu aussi rigide et liberticide que le couvent devient un possible presque rêvé. Ce qui explique en partie l’attachement de Voichita qui a tout investi dans cet endroit et ne voit pas ce qu’il adviendrait d’elle en dehors de ces murs.
C’est un récit d’une grande violence que celui d’Au delà des collines. C’est celui de beaucoup de renoncements, d’une fatalité qui confère presque à celui des films noirs, comme si l’on devinait dès les premiers plans, à l’arrivée à la gare du village roumain, caméra à l’épaule, que le drame était tapi dans l’ombre, attendant son heure pour surgir sur ces femmes déjà bien lestées par le malheur.
Ce récit âpre de deux femmes se battant pour survivre dans une société hostile est brillant. Il est moins une dénonciation de l’obscurantisme religieux que le fin soulignement de la sédimentation de la misère pour une génération abandonnée aux griffes de l’évolution forcée de leur pays vers un Occident qui sacrifie toujours plus de population sur l’autel de l’économie reine. Cristian Mungiu ne s’y est pas trompé, ses actrices, Cosmina Stratan et Cristina Flutur, recevront le prix d’interprétation féminine lors du festival de Cannes 2012, magnifiques révélations d’un grand film social.
#LBDM10ANS