LIVING WITH IMPERFECTION
À Boston, dans son appartement en demi sous-sol où l’atmosphère sort tout droit d’un vieux film noir, le grand pianiste américain Ran Blake mène une vie solitaire et continue de façonner son jeu inclassable. Depuis plus de 70 ans, c’est son obsession pour le cinéma qui l’anime et nourrit sa musique dans un dialogue unique entre les deux arts.
Critique du film
Délaissant les chemins de la biographie classique, Antoine Polin signe avec Living with imperfection un portrait vibrant du musicien Ran Blake. Se glissant entre les souvenirs et les poils de chat, dans son appartement/tanière, le réalisateur réussit à convertir l’intimité en intériorité.
C’est l’histoire d’un homme âgé qui vit seul, avec pour fidèle compagnon un chat dont la santé le préoccupe, dans un petit appartement, où, depuis son lit, en dehors de toute réalité, il passe le plus clair de son temps immergé dans un monde imaginaire, peuplé de films noirs et baigné de musique. Ran Blake peut passer la journée entière à regarder un film en boucle, sur son lit, tantôt assis, tantôt allongé. Il a beau connaître chaque plan de The Spiral Staircase (Richard Siodmak, 1946), il tremble encore pour Dorothy McGuire avant de s’enthousiasmer pour un plan de mains contractées par la douleur. Quand le vieil homme se lève, c’est pour s’installer devant son piano et rejouer un thème de Répulsion (1965), du Boucher (Claude Chabrol, 1969) ou de The Skin Game (Alfred Hitchcock, 1931). Le film fait le bonheur du cinéphile qui cherche à identifier quel titre ce cache derrière un extrait, une citation musicale.
La caméra d’Antoine Polin approche une intimité nue, celle d’un homme connecté au passé dont il confesse être drogué. La vie de Blake, à travers quelques souvenirs, nous est contée par bribes. Un soir de cabaret pas comme les autres, Gene Tierney vint l’embrasser comme un ange passe. Sa carrière fut longtemps associée à celle de la chanteuse Jeanne Lee qu’il accompagna vers le succès à une époque où les réflexes ségrégatifs avaient encore la peau dure. Bouleversé, il évoque sa maladie puis son décès et le regret de ne l’avoir pas accompagnée une dernière fois. Des fantômes qui rôdent dans un appartement où l’air du temps ne pénètre pas. Seul DekTor Dutra, le chat au nom énigmatique, tire encore le pianiste vers la réalité. Véritable second rôle du film, le félin n’a pas attendu le cinéma pour être un « personnage », on peut même trouver une page Facebook à son nom !
Le cœur du film bat dans l’appartement que le réalisateur a su apprivoiser avec beaucoup de tact. Quelque chose de l’ordre de l’intériorité de Blake est palpable à travers des situations en apparence ordinaires.
Les séquences au dehors révèlent un homme encore actif. Son corps fatigué – un déambulateur lui est nécessaire pour se déplacer – ne l’empêche pas, à 84 ans, de dispenser son savoir au conservatoire de Boston, d’enregistrer des disques et de donner des concerts à travers le monde. Blake est aussi reconnu comme un grand pédagogue. La mémoire constitue la clé de voûte de son enseignement de la musique. Dans une relation très simple avec les étudiants, il les exhorte à choisir une voix qui leur correspond en étant sourds aux modes.
Un plan magnifique subjectivise la démarche chaloupée d’un Blake s’avançant vers une double porte surmontée d’un panneau Exit. Il n’est pourtant pas l’heure de s’abandonner au sommeil. C’est Ran Blake lui-même qui cite cette réplique extraite de Moss Rose (Gregory Ratoff, 1947) alors qu’il se prépare à monter sur la scène du Kitano Hôtel de New-York pour un récital autour des musiques de films. Sur le lit de sa chambre, il a reconstitué son petit théâtre intérieur, seul manque le chat. En guise de concentration, il se repasse mentalement le « story board » de sa playlist. Un moment suspendu au cours duquel, yeux fermés, Blake s’extrait véritablement du temps présent. Quand il rouvre les yeux, hébété, la caméra le surprend alors que la réalité le rattrape.
Living with imperfection invite à une promenade sur les chemins obsessionnels d’un homme, battus par les images et les notes, double réflexion sur le temps qui passe, celui qui oblige les corps et celui qui permet de creuser un sillon. Rencontre inoubliable.
Bande-annonce
Présenté lors de l’édition en ligne du festival Le Cinéma du Réel