THE AMUSEMENT PARK
Un homme âgé, vêtu d’un costume blanc, erre dans un parc d’attractions de Pittsburg. Désorienté, isolé, il est bientôt confronté à de nombreux étrangers, mystérieusement hostiles. Tous semblent vouloir l’humilier.
Critique du film
Si la ressortie d’un film de George A. Romero sur grand écran est toujours un évènement, celle de The Amusement Park l’est d’autant plus qu’il s’agit d’un inédit du cinéaste. Une curiosité exhumée datant de 1973, singulière par sa durée de moyen-métrage et sa nature de film de commande. Pour autant, le film porte en lui toute la force de l’œuvre de Romero : un cinéma d’horreur politique, fustigeant frontalement les institutions et alertant sur une noirceur qui ronge l’âme humaine.
Depuis La Nuit des morts-vivants, Romero articule, comme il le fera tout au long de sa carrière, des figures fantastiques et des causes politiques. En 1968, le film a plusieurs lectures. D’abord les zombies comme autant de morts de la Guerre du Vietnam, errant aux États-Unis, devenue une nation peuplée de morts-vivants. Ensuite, le film s’achève sur la mort de son héros Afro-Américain, seul survivant abattu froidement et machinalement par la police, le prenant pour un zombie. Une charge virulente contre le racisme systémique de la police américaine, point de départ d’un cinéma gorgé d’enjeux sociétaux, au prisme du symbolisme de diverses figures horrifiques.
Le regard sur les bouleversements et les craintes de la société américaine, Romero les cultive dans ses deux films qui précèdent The Amusement Park. En 1973, dans Season of the Witch, il convoque la figure de la sorcière pour illustrer l’impact des mouvements de la Deuxième vague féministe, la révolution sexuelle, et la prise de conscience pour les femmes d’une forme de conditionnement. La même année, dans La Nuit des fous vivants, il met en scène des agents gouvernementaux dépassés, préventifs et paranoïaques face à une mystérieuse épidémie faisant sombrer dans la folie ceux qui contractent un virus indicible. Un postulat étrangement prophétique à certains égards, qui démontre le réflexe militariste du gouvernement américain face aux crises, et souligne le subreptice basculement vers la démence qui plane au-dessus de chacun.
La Foire aux vanités
Cette-même année 1973 est dévoilé The Amusement Park, mais pas au cinéma. Car le film est une commande, celle d’une organisation caritative luthérienne, dans le but d’alerter sur les effets physiques et sociaux de la vieillesse. Une commande certes, mais confiée à Romero. Le cinéaste se saisit alors du sujet pour en faire un moyen-métrage allégorique, où un vieil homme se retrouve malmené, sans raisons apparentes, dans un parc d’attraction. On retrouve dans The Amusement Park, cinq ans avant le supermarché de Zombie, le goût de Romero pour des narrations contraintes à un seul lieu symbolique. Car le parc d’attraction se prête à merveille à une simulation de société américaine orchestrée par le réalisateur. On y retrouve un grouillement, propice à la sensation d’égarement et de confusion du personnage, tandis que le parc révèle ses règles.
Habitué à conjuguer le fantastique à ses discours politiques, Romero télescope la vieillesse sur le même plan que les autres discriminations qui rongent les États-Unis. Dans la foire, l’âge est une source d’exclusion, au même titre que la couleur de peau ou les ressources financières, d’autant plus violentes lorsqu’elles s’intriquent. Pour le cinéaste, la société américaine ségrégationniste isole les personnes âgées, déjà touchées par la précarité de la retraite. C’est ce que révèle la « forme » de la foire : certaines attractions doivent justifier d’un revenu minimum, détournant les conditions d’accès à certaines montagnes russes. Le cruel constat, considéré comme « naturel » et injuste de l’enfant trop petit pour faire une attraction, est déployé dans la violence sourde des disparités économiques.
« Souviens-toi que tu vieilliras »
À la violence verbale s’ajoute une violence physique. La caméra de Romero se concentre sur la foule hyper-mobile du parc. Il filme proche de ses personnages, qu’ils s’agissent de personnes âgées déboussolées, ou des regards tantôt indifférents, tantôt machiavéliques des individus plus jeunes. À proximité de leurs visages, leur détresse ou leur absence d’humanisme n’en sont que décuplé. Embarquée à l’épaule, rappelant un reportage, sa mise en scène sur les corps lents et les démarches égarés des personnes âgées prend des allures intimistes. À l’écran, ces corps luttent pour se déplacer, comme ils luttent pour se faire une place dans une société atomisée qui n’a que faire d’eux. Les déambulations du vieil homme dans le parc de prime abord idyllique se révèlent être un cauchemar. Cinquante-deux minutes de hantise crescendo dont le carburant n’est autre que son inadéquation physique et sociale avec les individus qui l’entourent. Sa mise au banc prend la forme d’un lynchage violent, incompréhensif et injustifié. Le désespoir saisit enfin le vieil homme comprenant en apothéose de ce passage à tabac que ce réflexe déshumanisant est inculqué aux enfants dès leur plus jeune âge.
Extrêmement virulent et critique à l’égard du système, le cinéaste n’oublie pas de faire de cette commande un vrai film d’horreur, multipliant les séquences inconfortables, jamais gratuitement. Le but est limpide : faire prendre conscience de la manière dont la société américaine traite ses anciens. Ce message clair est cependant alourdi par des parenthèses surexplicatives adressées aux spectateurs, au début et à la fin du film notamment, pour bien faire saisir son caractère métaphorique.
Pour autant, par sa forme réduite et ses thématiques, The Amusement Park rappelle une vanité : une forme artistique concise, allégorie de l’adage memento mori. Mais ici, le film cultive dans son expérience de visionnage et sa morale finale une invitation à la réflexion sur l’inexorable vieillissement des corps, un avertissement sur la manière dont la société occidentale inégalitaire traite ses ainés. Une méditation qui, presque cinquante ans plus tard, n’a rien perdu de son actualité, voire résonne d’autant plus fort aujourd’hui.
Avec The Amusement Park, la figure du vieil homme peut tranquillement rejoindre celle du mort-vivant, du chevalier, du singe, de la sorcière ou encore du vampire dans la galaxie du cinéma horrifique mais incroyablement signifiant de George A. Romero.
Bande-annonce
2 juin 2021 – De George A. Romero, avec Lincoln Maazel, Harry Albacker