BELLADONNA
Critique du film
Eiichi Yamamoto nous a quittés le mois dernier, quelques années à peine après que nous ayons fait connaissance. C’était en juin 2016, le distributeur Eurozoom avait eu le bon goût de ressortir au cinéma la version restaurée de Belladonna, œuvre maîtresse longtemps restée inaccessible, diffusée sporadiquement en festival. Le choc avait été important, et la séduction, instantanée : quarante ans après sa production, le feu sacré qui anime le film brille toujours avec éclat, et lui permet d’explorer avec autant de justesse que de fureur la question de la liberté.
La route pour y arriver est cahoteuse, et l’impression que Belladonna porte ce discours de toutes ses forces, à bout de bras, tient peut-être son origine des conditions de production du film. Réalisé au sein du studio Mushi Production, Belladonna fait partie avec Les Mille et Une Nuits (1969) et Cleopatra (1970) d’une trilogie de longs-métrages d’animation destinés aux adultes, ayant pour traits communs leur dimension érotique ainsi qu’une science pour capter l’esprit des années 1970, que ce soit par leur irrévérence, leurs choix musicaux ou leurs revendications sociales. Les deux premiers films reçoivent un accueil critique plutôt positif, mais le studio est financièrement en danger lorsque la production du troisième opus est entamée. Le célèbre mangaka Osamu Tezuka, qui avait contribué au script puis à la réalisation des deux précédents projets, décide de ne pas renouveler sa collaboration et laisse le champ libre à Eiichi Yamamoto. Celui-ci fera de son œuvre un grand portrait de femme centré sur le personnage de Jeanne, une jeune mariée vertueuse confrontée au mal ordinaire dans la France du Moyen-Âge. Librement adapté de l’essai La Sorcière de Jules Michelet, le film prend ainsi une tournure plus sombre et se charge d’une grande force politique ; et on préférera imaginer, après son malheureux échec commercial et la faillite du studio, que Belladonna a été trop ambitieux et flamboyant pour son époque, au point de s’en brûler les ailes.
Si Cleopatra et Les Mille et Une Nuits étaient déjà conçus comme des terrains d’expérimentations, Belladonna marque l’accomplissement et la maturité de cette approche en se distinguant nettement du point de vue formel : Yamamoto fonde son projet esthétique sur une économie de moyens un peu désarmante au premier contact. Le film va en effet à rebours de ce que propose habituellement l’animation grand public en laissant la part belle aux images fixes, à la présence du blanc et aux tracés proches de l’esquisse. En résulte une forme d’épure, dont la précision du trait reprend ouvertement les affiches de Toulouse-Lautrec et confère à chaque élément graphique un poids certain. Belladonna aime toutefois jouer avec les contrastes, et oppose très régulièrement ses fonds blancs à une myriade de couleurs vives, dont le surgissement est bien entendu souligné par leur absence sur d’autres plans.
Le long-métrage fait ainsi le choix de la flamboyance, en cherchant constamment à attirer l’œil du spectateur, sans que les informations supplémentaires apportées par la couleur ne viennent alourdir l’ensemble. Au contraire, cette aisance pour passer d’un style à l’autre, d’un univers à l’autre à chaque plan contribue à la richesse et la densité des images du film. Cette densité se retrouve notamment dans les passages manifestement peint en aquarelle qui donnent justement à voir la matière même des couleurs. Au carrefour de nombreuses influences graphiques, allant des abondantes citations à l’Art nouveau (des visages de Gustav Klimt aux évocations de vitraux d’Alphonse Mucha) à la proximité avec la bande-dessinée occidentale concernant les traits des personnages, Belladonna a le souci de se placer comme la plus jeune et récente ramification d’une pratique du dessin qui remonte jusqu’aux peintures rupestres. Celles-ci sont d’ailleurs reprises au cours du récit, lors de la renaissance de Jeanne après son pacte avec le Diable : libérée des conventions sociales et d’une morale oppressante, la jeune femme fait l’expérience d’un retour à l’état de nature qui se traduit par une métamorphose en cheval puis en d’autres animaux, par des nappes de couleurs en mouvement qui se dissolvent et se recomposent, à l’instar de la vision du monde du personnage.
On retrouve également une forme de paradoxe dans l’approche de l’animation de Yamamoto, qui instaure une véritable politique du mouvement et de la fixité au sein de son œuvre. Le réalisateur privilégie le mouvement de l’appareil de prise de vue à celui, interne aux images, qui anime les personnages et les objets. La caméra opère régulièrement un lent défilement vers la gauche – le sens de lecture japonais – qui permet au plan de s’étendre progressivement comme une fresque, renforçant là encore sa filiation avec d’autres univers picturaux. La narration se crée habilement par la transformation progressive des figures, liées avec une certaine poésie : le voile des femmes regardant leurs maris partir en guerre devient la ligne d’un paysage ravagé suite au conflit.
Pour beaucoup de scènes néanmoins, le mouvement se fait par le seul montage, raccordant plusieurs images immobiles auxquelles ont été rajoutés bruitages et dialogues. Par cette approche jouant une fois de plus avec les oppositions, le réalisateur redonne au mouvement sa valeur d’emphase : les événements et les émotions sont d’autant plus nets lorsqu’ils sont subitement animés. Le film n’attend pas longtemps pour faire démonstration de cette idée : le caractère intolérable de la scène où Jeanne est violée par le roi est restitué par un mouvement régulier d’une forme rouge déchirant, au sens littéral, la silhouette de la jeune femme. Au même moment, l’impuissance du mari de Jeanne est exprimée par sa lente disparition au fond d’un paysage noir et immobile, le film poussant sa démarche jusqu’à animer parfois de minuscules détails au sein de plans immobiles.
Plus singulièrement encore, la mise en scène opère tout au long du métrage une distinction entre différents types mouvements. Ainsi, la démarche régulière de Jeanne qui traverse le village renforce son caractère digne et majestueux, tandis que le mouvement haché et sec qui secoue une foule souligne l’indignation générale, d’ailleurs suivie par l’apparition d’une image fixe des gardes brandissant leurs lances vers le peuple. Cet enchaînement de plans où l’immobilisme de la mise en scène se confond avec celui imposé par l’état pour contenir ce début de mouvement populaire reste en mémoire comme l’un des moments les plus intelligents du film.
Belladonna navigue malgré tout en ligne droite, en sachant parfaitement où il va, au milieu de ce condensé de choses et d’influences. Entre ses évocations d’un courant artistique bref et intense, son rapport au psychédélisme et à la prise de drogues – a-t-on besoin de l’évoquer, tant il est évident ? – ainsi que son accompagnement musical qui oscille entre la pop japonaise et le rock progressif, c’est la folie et le tournis propre aux années 1970 qui sont adaptés à l’écran, avec une portée véritablement expérimentale. La démarche rebutera peut-être une part du public, mais les différentes propositions formelles sont construites de manière à être toujours en phase avec le récit et ce que traverse le personnage de Jeanne. Cela passe, en particulier, par une attention au domaine du sensuel tissé progressivement par le montage, mais aussi par la représentation de la sexualité et du corps féminin.
Contrairement à Cleopatra, qui se contentait de montrer des poitrines nues d’un air un peu gaillard, la dimension érotique de Belladonna est avérée. Mouvements des mains sur les corps, science de la courbe et du déshabillé, le film va jusqu’à puiser dans la sensualité des voix des acteurs et du thème principal, qui évoque la féminité et l’orgasme tout en ayant un versant plus dramatique dans sa seconde moitié. Loin d’être une coquetterie ou une simple provocation, la présence de la sexualité sert de moteur à la narration et devient au fil de l’intrigue un outil révolutionnaire qui libère les corps et les esprits. En cela, le long-métrage est une parfaite illustration du mouvement contestataire peace and love de l’époque. Le bien est mal, le mal est bien : c’est par cette opération simple que Jeanne se soustrait à la morale de l’état et de l’église, deux entités patriarcales qui broient la population et la maintiennent dans un état de dénuement, autant sur le plan matériel que psychologique. Si Jeanne fait effectivement un pacte avec le Diable, rien de négatif ne découle de cette union, si ce n’est la violence que les institutions lui apportent comme réponse au terme du film. Mais avant cela, l’héroïne aura eu le temps de donner un aperçu de son nouveau mode de vie aux habitants du village. Au travers d’une scène psychédélique, alliant les corps animés dans un grand désordre fait de clignotements et d’images païennes d’hommes-animaux, le film suggère, avec une certaine autodérision, que le lâcher prise de la sexualité et la drogue – symbolisée par la belladone, plante vénéneuse du titre – apporte plus de plaisir et de réconfort que la vie bien rangée.
Pour la dernière itération de ses films destinés aux adultes, Eiichi Yamamoto s’empare des possibilités de l’animation, de son dialogue inhérent avec les autres arts graphiques, de la même façon que Jeanne s’empare de sa liberté individuelle : pleinement et sans concession. La radicalité qui émane de Belladonna tient moins de sa représentation d’une idéologie hippie ou peace and love que de l’urgence avec laquelle elle est exprimée, et de la force de l’oppression qu’elle soulève. Le réalisateur place à juste titre la conclusion en point d’orgue de son récit, et réalise l’une des plus belles fins du cinéma d’animation : Jeanne finit martyr sur le bûcher et la liberté du peuple comme des femmes reste bafouée. Qu’importe : l’héroïne a semé les graines de la Révolution, et les personnes de l’assemblée prennent subitement, dans une envolée lyrique, le visage de leur consœur. La lutte continue.