LA LETTRE INACHEVÉE
Critique du film
Parmi les cinéastes soviétiques qui prirent à cœur de mettre en scène, d’une façon ou d’une autre, l’héroïsme, Mikhail Kalatozov occupe une place particulière. Il participa en effet à la fin des années 1950 à la percée internationale d’un cinéma soviétique post-Staline : son film Quand passent les cigognes, qui narre les épreuves traversées par une jeune femme séparée de son fiancé par le début de la Seconde Guerre Mondiale, fut auréolé de la Palme d’or au Festival de Cannes en 1958 et connut un grand succès public, autant dans les pays du bloc de l’est que dans ceux de l’Europe occidentale. Les propositions esthétiques novatrices de ce mélodrame torrentueux, louées à sa sortie en salles, sont toutefois nées de la collaboration avec un second esprit créatif à l’identité forte, le chef opérateur Sergueï Ouroussevski. Les deux artistes, qui s’entendaient sur une conception profondément formaliste du cinéma, poursuivront leur travail jusqu’à la réalisation du triomphant Soy Cuba en 1964.
Ainsi coincé entre un grand succès de son époque et une œuvre ambitieuse redécouverte tardivement, La Lettre inachevée, produit en 1959 d’après une nouvelle de Valeri Ossipov, apparaît moins comment un moment fort de la filmographie de Kalatozov que les deux longs-métrages susmentionnés. La première séquence, qui montre un groupe de géologues se frayant un chemin dans les méandres de la taïga, en laissant présager de manière sourde le drame à venir, suffit à prouver le contraire.
La parenté avec Quand passent les cigognes se ressent nettement dans ce film, au registre pourtant bien différent. Quittant les chemins du drame historique pour ceux du franc survival en milieu sauvage, La Lettre inachevée met à nouveau en scène des personnages pris dans une situation qui les dépasse largement (ici, une expédition scientifique qui, suite à une série de catastrophes naturelles, tourne au cauchemar) et se distingue par sa maîtrise du temps et des accents dramatiques du récit, au cours d’une heure et demie qui semble étendue par l’ampleur des événements traversés. Le motif visuel de l’entrave est également repris, les personnages ne se frayant plus un chemin dans une foule bouleversée par la guerre mais entre les branches serrées des forêts de Sibérie : leur récurrence rappelle que les fictions de Kalatozov sont animées par une forme de lutte – contre l’environnement extérieur, contre la détresse intérieure – qui est un sujet profondément politique. La critique Eugénie Zvonkine rappelle à ce titre que l’histoire du film s’écrit sur fond d’héroïsme et de progrès technique, l’hypothétique gisement de diamants que recherchent les géologues pouvant devenir une grande ressource économique pour l’URSS. Le récit développe ainsi avec finesse une lecture patriotique, où les scientifiques se lancent dans une expédition dangereuse pour, littéralement, rendre leur pays riche par le travail de la terre, et où la question du sacrifice, tapie dans l’ombre, attend son heure.
La Lettre inachevée demeure accablant pour ses personnages comme pour son spectateur. Il est difficile de ne pas rester suspendu à l’enchaînement dramatique implacable des avaries, des circonstances malchanceuses et des changements météorologique violents. De tous les films « en immersion », celui de Mikhail Kalatozov et Sergueï Ouroussevski est certainement l’un des plus réussis, car il ignore tout acharnement complaisant par son rapprochement constant avec les quatre protagonistes, jusqu’à suivre le fil de leurs pensées, en silence, en montrant simplement les moments de chavirement dans leur regard et leurs expressions. La résilience face au désespoir est de ce fait abordée aussi frontalement que la manière dont les géologues envisagent leur propre mort, et intervient au cours d’une entreprise générale que l’on sait vouée à l’échec : le dénouement le plus noir, que l’on entraperçoit au terme du récit, nous est toutefois épargné, par un rêve puis un regard qui rétablissent l’unité intérieure de l’un des personnages. Finesse, encore, de la part du réalisateur, qui, rejetant les conclusions asphyxiantes, consacre plutôt son énergie et ses choix de mise en scène à la recherche d’un certain lyrisme.
Celui-ci n’est pas tout à fait de la même teneur que ce qui était à l’œuvre dans Quand passent les cigognes. Moins dense et moins baroque que son aîné, La Lettre inachevée se concentre sur une ligne narrative bien définie – la recherche des diamants puis du fleuve – restant à la hauteur du groupe de scientifiques. L’action est cependant redoublée par la perpétuelle suggestion de l’immensité et de la dangerosité de la Sibérie, par le travail de cadrage du ciel, le tournage dans les bois denses ou encore la présence subite de la neige et du vent dans le cadre. Kalatozov s’en remet à la puissance expressive de ses paysages, manipulés à loisir pendant le tournage (le témoignage d’un technicien révélant que l’équipe a déterré et replanté plusieurs centaines d’arbres pour satisfaire les demandes du réalisateur et du chef-opérateur) mais pourtant relais d’un écrasant effet de réel.
La réalité du terrain et des conditions de tournages, qui transparaît à l’image, reste en prise avec le caractère proprement halluciné de certaines séquences et oblige le spectateur à en revenir à cette question du « comment ils ont fait ça ? », qui n’est ici pas soluble par la réponse unique des effets numériques. Les épreuves auxquelles sont confrontés les géologues sont impressionnantes car elles se sont réellement déroulées devant la caméra, mais aussi parce que la mise en scène ne ressent pas le besoin de surjouer à tout instant ce sentiment de démesure. L’ampleur du feu de forêt de la première partie du film paraît ainsi moins effroyable que le fait que la catastrophe s’inscrive dans le temps et que les personnages apprennent à faire avec, à coexister avec ce fond embrasé dans les scènes qui suivent. Cette vision de folie dure et dure encore, jusqu’à relever – presque – de la normalité.
Quelques soupapes viennent interrompre ces séquences intenses, comme la pluie salvatrice qui finit par éteindre l’incendie : jouant de contrastes, le film ne perd jamais de vue sa dimension lyrique et l’entretient par le croisement régulier avec les événements tragiques qui essorent petit à petit le groupe de géologues. Les tours de force de la mise en scène, qui ressurgissent çà et là, participent grandement à cet élan poétique : les longs travellings qui rassemblent deux, trois ou quatre images différentes, passant du plan d’ensemble au gros plan, sont à la fois inhabituels et exemplaires, et rendent les coupes effectives d’autant plus marquantes – en particulier ces fondus au noir qui viennent diluer le temps et la douleur des personnages.
Si une scène devait résumer la façon prodigieuse dont Mikhail Kalatozov saisit au vol le réel qu’il travaille pour lui donner une autre dimension, ce serait l’instant de profonde allégresse où les personnages courent à travers la forêt après avoir enfin trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. La luminosité dans la photographie accompagne le sentiment donné par le montage de voler aux côtés des géologues, pourchassés par une caméra à l’épaule lancée à toute vitesse et traversant, pour la seule et unique fois, les branches, feuilles et racines de la taïga avec la fluidité du rêve. La musique, quant à elle, n’a pas peur d’aller chercher les grandes envolées d’orchestre pour souligner la grâce du moment. Le projet cinématographique de La Lettre inachevée pourrait se résumer à ça : une visée régulière du sublime, portée par l’ambition de faire grand – par les moyens de tournage, par le formalisme des images et par la dramaturgie. Empoignant à pleines mains ce que d’autres ne manipuleraient que délicatement, Mikhail Kalatozov est le réalisateur du bousculement, qui va jusqu’au bout de ce qu’il fait, jamais frileux de rien, et qui, pour le prouver, ira filmer de la plus belle manière la chaleur de Cuba – en pleine crise des missiles.