L’AFFAIRE COLLINI
Critique du film
“Quel fléau plus terrible que l’injustice qui a les armes à la main ?” questionnait Aristote. Il n’est pas toujours facile de concevoir que justice et légalité sont deux principes bien différents – l’un se référent à l’ordre moral quand l’autre s’attache à la conformité des lois. Cependant, sur le terrain d’une violence physique servant d’étendard à une idéologie monstrueuse, gens de lois et citoyens justiciables n’ont besoin ni des prétoires ni de plaidoiries éloquentes pour unanimement la condammner.
Sorti en Allemagne depuis 2019, L’affaire Collini est l’adaptation du best-seller éponyme écrit par Ferdinand von Schirach, ancien avocat pénaliste reconverti auteur de recueils de nouvelles judiciaires à succès depuis 2009. Maniant habilement fiction et expériences personnelles, développement de personnages et connaissances juridiques, ce premier roman aura bousculé la vie législative et politique allemande des années 2010, allant jusqu’à déclencher la mise en place d’une commission indépendante d’une réévaluation de certains textes de lois sous l’impulsion de la ministre fédérale de la justice Sabine Leutheusser-Schnarrenberger.
Décidé à porter à l’écran cette histoire inspirée d’un des plus importants scandales de l’histoire judiciaire allemande, Marco Kreuzpaintner ne se sera heureusement pas contenté d’une adaptation plan pour plan et littérale. Si la mise en image est d’un clacissisme qui n’est pas sans rappeler celle de Giulio Ricciarelli et de son Labyrinthe du Silence, Kreuzpaintner s’approprie résolument cette affaire Collini pour explorer non seulement les motivations derrière l’intention explicite de tuer, mais également l’opposition radicale entre deux générations de juristes et leur conception de leur métier.
SYMPATHY FOR « THE DEVIL »
Comme son titre l’indique, le film est d’abord l’histoire d’un personnage, celui de Fabrizio Collini. Immigré italien et ancien ouvrier de l’industrie automobile, cet homme « bien sous tout rapport et sans histoire », qui n’a « ni la tête d’un assassin ni celle d’un fou » a pourtant froidement abattu puis défiguré Hans Meyer, considéré par ses proches et de notoriété publique comme l’un des hommes les plus « respectés et respectables » de la société allemande.
Jouant des élements de fait aussi apparents, ce « crime sans mobile » – l’accusé refusant de parler aux autorités tout comme à son avocat – est le nœud d’une tension quasi instantannée qui s’empare du réçit et du spectateur dès les premières images du film. Résolument axée sur son personnage, la caméra de Marco Kreuzpaintner s’attache à filmer de près chaque regard et chaque silence, insufflant à la trajectoire de l’accusé cette incompréhension née d’une vérité qui préfère se taire, et accepter le châtiment réservé à ceux qui ne veulent pas se défendre.
Ce mutisme, illustration quasi immédiate du dicton voulant que « qui ne dit mot consent », aura tôt fait de transformer cet homme qui ne paye pas de mine en monstre sanguinaire, la discrétion de sa silhouette en détachement inhumain, et le secret de son intention en arme d’une implacable froideur. A mesure que s’impatiente la mécanique juridique autour de lui, qui ne tourne qu’au rythme d’une vérité clairement énoncée, l’écrit de Schirach et la réalisation de Kreuzpaintner se conjuguent pour illustrer combien le récit judiciaire a tôt fait de dresser un portrait à charge.
Un portrait qui influence alors fatalement cette intime conviction de ceux sur les épaules desquels nous plaçons la terrible responsabilité de juger des actes relavant des plus hautes privations de liberté. Dans ce rôle d’accusé cryptique, la légende de Django, Franco Nero, livre une superbe performance. Entre résignation et véritable miroir de l’âme à mesure que l’on découvre le passé de son personnage, il lui insuffle une dignité d’autant plus précieuse qu’elle débouche sur une émotion brute lorsque le procès de l’homme Fabrizio Collini prend une dimension bien plus grande encore.
MEMORY OF MURDER(s)
L’indéniable talent de Marco Kreuzpaintner et de ses trois scénaristes Christian Zübert, Robert Gold et Jens-Frederik Otto réside dans leur appropriation de la théâtralité du procès pour faire s’opposer les parties au delà des dynamiques d’accusation et de défense, et comment deux conceptions de la justice – valides, l’une comme l’autre – peuvent influencer radicalement notre perception de ce qui est moralement répréhensible. Au travers du duel que se livrent le jeune Caspar Leinen, avocat de Collini, et Richard Mattinger, ténor du barreau représentant la partie civile en la personne de Johanna, petite-fille de la victime, L’affaire Collini rappelle combien le travail de pédagogie sur les atouts juridiques à disposition de nos sociétés modernes est pertinent et nécessaire.
A la manière d’une pièce en trois actes, l’avant procès, son ouverture et les débats scandent le film – qui à chaque nouveau levé de rideau, prend de la hauteur sur son sujet premier pour emmener le spectateur à se poser toutes les questions qu’un juré de cour d’assises mais plus encore, que chaque citoyen se doit de se poser sitôt confronté à la possible condamnation d’un homme.
Au coeur de ces questionnements, deux avocats, deux profils – et deux manières d’apporter des réponses. Très éloigné de ce que commanderait la description de ces deux personnages dans le roman, le choix d’Elyas M’Barek et de Heiner Lauterbach souligne d’abord le talent de ces deux acteurs – en particulier Elyas M’Barek, qui trouve ici enfin un rôle à sa hauteur, loin des comédies unidimensionnelles. De plus, le scénario ajoute à leurs personnages des facettes supplémentaires – et joue sur la condescendance que peuvent expérimenter de jeunes avocats face à des grands noms du barreau, surtout lorsque ceux-ci couplent à leur carrière de prétoire le prestige d’un titre de professeur de droit.
Si le film, pour des raisons de dramaturgie, prend beaucoup de largesses avec le déroulé procédural – allant jusqu’à faire de l’avocat de la défense un enquêteur à part entière ou encore citer l’avocat adverse comme témoin à la barre- l’exercice de démonstration qui s’en suit suffit à pardonner l’excès de sensationnalisme. En effet, c’est une véritable affaire dans l’affaire qui se joue pendant le procès de Fabrizio Collini, le mobile de meurtre enfin révélé mettant en lumière la sournoiserie d’un texte de loi allemand qui, sous couvert de donner un nom d’apparence inoffensif à la loi dite « d’introduction aux infractions administratives », eut pour effet de prescrire de facto les crimes perpétrés par des fonctionnaires du régime nazi dans l’exercice de leur fonction.
Interrogeant frontalement la question de la prescriptibilité de certains actes inhumains, et le devoir de mémoire qui peut et doit être transposé dans la loi, L’affaire Collini se sert de tous les ressorts dramatiques à sa disposition pour pousser le spectateur a prendre position sur ce qui se délie sous ses yeux – notamment à travers le personnage de Johanna. Interprété par la merveilleuse Alexandra Maria Lara, elle est – a contrario du roman – l’avatar d’arguments trop souvent encore entendus tels que « comment peut-on défendre un monstre » ou encore « c’était il y a si longtemps, il y a prescription. »
Là encore, le choix de casting est brillant : choisie pour sa grande popularité auprès du public allemand, son naturel et l’émotion qui se lit dans chacun de ses regards contraste violemment avec les positions qu’elle prend pour préserver l’image d’un grand-père aimé et respecté de tous. L’écriture criante de vérité par ses dialogues, et la justesse du jeu de cette brillante actrice en particulier, se révèlent être les atouts supplémentaires d’un film qui s’inscrit d’ores et déjà au panthéon des grands films de procès outre-Rhin.
La prescription d’actes criminels est totalement légale – comprendre, conforme aux textes de lois, émanations de la volonté des peuples par l’intermédiaire de leurs représentants élus démocratiquement – et assure les mécanismes d’encadrement de multiples mesures de privation de liberté. Pourtant, l’hostilité croissante au principe même de prescription traduit le sentiment contemporain du souci de faire prévaloir la mémoire sur l’oubli. A travers une affaire juridique fictive mais inspirée de faits réels, L’affaire Collini se fait la voix d’une antinomie qui, en Allemagne comme en France, commande à la réflexion, non de l’abrogation du droit de la prescription, mais d’une réforme vers un droit de prescription cohérent.
Bande-annonce
27 avril 2022 – De Marco Kreuzpaintner
avec Elyas M’Barek, Alexandra Maria Lara, Heiner Lauterbach et Franco Nero