ARMAGEDDON TIME
Critique du film
La part autobiographique du cinéma de James Gray est omniprésente dans son œuvre, et ce depuis ses premiers films. Petit fils d’immigrés russes, le cinéaste newyorkais s’est constamment interrogé sur cet héritage et l’idée de rêve américain (au point d’en faire littéralement le sujet de The Immigrant). La complexité des relations familiales ainsi que des personnages pris au piège de leurs obsessions sont des thèmes très personnels au réalisateur de The Yards, disséminés au sein d’une filmographie passionnante qui ne cesse de se réinventer à chaque nouveau projet. De ce fait, voir James Gray revenir en compétition à Cannes avec un film ouvertement inspiré de sa propre jeunesse a quelque chose de profondément émouvant. Le réalisateur entretient une histoire d’amour compliqué avec le festival où quatre de ses films, candidats à la Palme d’Or, ont reçu un accueil glacial, avant d’être réévalués par la suite. Jusqu’à cet Armageddon Time qui s’impose instantanément comme un sommet dans la carrière de son auteur.
Situé en 1980 peu de temps avant l’élection de Ronald Regean, Armageddon Time installe d’entrée de jeu une ambiance rétro pour raconter la chronique adolescente de Paul, élève insouciant et quelque peu turbulent, se rêvant artiste. Passionné par les fusées, moins par les études, Paul évolue dans un cadre familial sourd à ses velléités artistiques, souhaitant plutôt le voir mener de grandes études et ainsi s’inscrire dans une pure tradition de success-story américaine. Le début d’une lente crise à rebours pour l’adolescent, peu à peu confronté à la destruction du cocon familial alors que la société américaine est sur le point de basculer dans une nouvelle ère conservatrice.
Il ne faut à James Gray qu’une poignée de plans et répliques pour poser ses personnages et suggérer les rapports de force et non-dits qui existent entre eux. Le réalisateur n’a pas son pareil pour filmer les cellules familiales en crise, et le fait avec toujours autant de maestria. C’est notamment le cas lors d’une scène de repas effervescente au tout début du film. Chaque personnage y est finement caractérisé grâce à une scénographie précise et des dialogues lourds de sens. Malgré un climat relativement détendu où chacun parait libre de s’exprimer, les prémisses des changements à venir sont palpables. Sans qu’il en soit conscient, le destin de Paul est en train de se jouer alors que sa famille débat sur la possibilité le faire passer d’une école publique à un établissement privé.
La grande force du film tient dans son remarquable équilibre à faire coexister l’infiniment intime et l’universel. Le parcours de Paul a beau n’appartenir qu’à lui (et par extension à celui du cinéaste qui fait revivre une partie de ses souvenirs), chacun pourra se reconnaitre dans ce récit d’apprentissage où il n’est finalement question que de construction de soi face à différents événements de la vie (la mort d’un proche, la sévérité d’un parent ou le changement d’école…) dans un environnement social et familial pas toujours juste, voire toxique.
La démarche a d’autant plus de force qu’elle raconte aussi quelque chose de l’Amérique d’aujourd’hui, ou plutôt comment les maux de l’Amérique actuelle ont été entérinés à une certaine époque. Les scènes prenant place dans l’école privée sont à ce titre assez sidérantes. Basées sur l’expérience réellement vécue par Gray au même âge, certaines séquences se déroulent dans l’établissement scolaire où siègent plusieurs membres de la famille Trump (dont Fred, père de Donald) au Conseil d’Administration de l’époque. Discours prônant la méritocratie, racisme latent des élèves, l’ombre d’une Amérique qui creuse l’écart social et racial entre ses citoyens est bien présent. Le fait d’appréhender ces thématiques par le regard d’un enfant subissant lui-même les tourments d’un monde personnel en pleine mutation donne au long métrage un sentiment de justesse particulièrement déchirante.
En se penchant sur son passé, James Gray touche donc en plein cœur et signe une tragédie de l’intime bouleversante sur la perte de l’innocence, à laquelle la photo mordorée et toute en contraste de Darius Khondji offre un merveilleux écrin. Un film à l’élégance folle qui, sans en avoir l’air, parvient à traduire les petits rien qui nous construisent autant qu’il propose un discours d’une terrible acuité sur l’état de la société américaine. L’évidence d’une Palme d’Or ? Nul ne le sait. L’évidence d’un très grand film ? Indubitablement.
Bande-annonce
9 novembre 2022 – De James Gray, avec Anne Hathaway, Anthony Hopkins, Jeremy Strong