LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI
Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova, jeune femme aisée et brillante, épouse le compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte tourne à l’obsession et la jeune femme est violemment rejetée. Consumée par ses sentiments, Antonina accepte de tout endurer pour rester auprès de lui.
Critique du film
Après l’expérience vertigineuse qu’était La fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov signe un nouveau projet cinématographique aux atours plus classiques et narratifs. La femme de Tchaïkovski annonce ses intentions : en deux cartons introductifs, on rappelle au spectateur que la condition féminine dans la Russie du XIXème siècle est celle d’une mise sous tutelle complète et absolue vis à vis des hommes, qu’ils soient des pères, des frères, ou bien sûr des maris. Antonina Miliukova a grandi entourée de femmes, sa mère est de son propre aveu, « la veuve d’un époux toujours vivant », euphémisme pour présenter sa condition de femme répudiée par un homme qui au delà des convenances ne voulait pas d’une femme dans sa vie. Par ces quelques mots on retrouve le puit dans lequel se jette Antonina, jusqu’à en perdre la raison.
Si l’auteur dévoilait des dispositifs de mise en scène plus évidemment excentriques dans ses films précédents, ce nouveau long-métrage met plus de temps à se dévoiler, préférant garder en son sein tous les stigmates de sa folie monstrueuse qui ne demande qu’à être distillée dans une atmosphère toujours plus suffocante. Les premiers plans sont les témoins d’une lumière radieuse : au conservatoire où officie Piotr Tchaïkovski, les salles de jeu ressemblent à des journées de printemps ininterrompues, Antonina observant, cachée, celui dont elle est tombée amoureuse, dans un contre jour sublime où le bonheur se dessine avec finesse et subtilité sur un visage encore juvénile. Cet incipit est aussi beau que fugace, la rencontre physique entre les deux personnages sonnant le glas de cette alcôve lumineuse, remplacée par un hiver sombre, glacial et poisseux.
Sebrennikov multiplie les motifs, qu’ils soient chromatiques, le choix des tenus d’Antonina ou le sépia de certaines chambres quand monte le dégoût, ou bien par l’apparition d’une mouche, trahissant le pourrissement de l’intrigue. Symboliquement, l’insecte se pose sur le visage du compositeur, pour ensuite refaire son apparition ponctuellement, rappelant en une fraction de seconde la présence du mal qui ronge et gangrène l’esprit de la jeune femme qui a perdu tout éclat en même temps que sa raison. Mais au delà de ces passionnants détails, c’est toute la mise en scène du réalisateur russe qui bascule arrivée au mitan de l’histoire, par un rêve ou une scène troublante, questionnant jusqu’à la véracité des images, celles là même que l’introduction nous avait assurée être la pure vérité historique.
Tchaïkovski disparaît presque complètement du plan, la seule Antonina s’enfonçant toujours plus profondément dans son obsession à le faire revenir auprès d’elle, afin de remplir leur contrat, un mariage sans passion réciproque, lui permettant de l’aimer et se rendre utile. Le fantasme de ce mariage est représenté et cristallisé dans le titre même du film : à quel moment Antonina est-elle vraiment l’épouse d’un homme qui la rejeté presque les premiers jours de leur mariage ? C’est un mensonge et une parodie qui est résumé par ce titre, présentant une société russe où hommes et femmes vivent séparés, unis par un contrat social qui n’est qu’apparat et symboles.
Ce film à l’apparence classique se montre alors sous son véritable jour : un tourbillon, qui au détour d’une scène se métamorphose pour illustrer au plus près les sentiments du personnage principal, ainsi que l’hypocrisie et l’ignominie rampante qui suinte de chaque seconde. C’est dans un final magistral qui n’est pas sans rappeler Leto et La fièvre de Petrov, que Kirill Serebrennikov enfonce le clou de son film le plus noir et le plus cynique à ce jour, mais aussi sans doute le plus riche dans une complexité très surprenante, à rebours de sa structure de film historique en costumes.
Bande-annonce
15 février 2023 – De Kirill Serebrennikov
avec Odin Lund Biron, Ekaterina Emishina et Nikita Elenev.