CHANTONS SOUS LA PLUIE
Hollywood, 1927. Les films muets laissent place aux films parlants, et Don Lockwood, danseur devenu acteur, est lui aussi pris dans cette transition compliquée, tout comme son ami Cosmo Brown, et Kathy Selden, la femme qu’il aime, sans oublier sa désagréable co-star Lina Lamont à la voix de crécelle.
PUR BONHEUR
Il existe deux critères très simples pour connaître l’impact d’un film dans l’histoire du cinéma. Voici le premier : combien de livres lui sont consacrés. Dans le cas du film de Gene Kelly et Stanley Donen qui nous occupe ici, j’en ai trouvé pas moins de trois : un livre de 300 pages sous forme de making of (University Press of Kansas, 2009), une analyse pointue du British Film Institute signée Peter Wollen, et une édition du shooting script préfacée par les auteurs du scénario dans la collection Classic Film Scripts. Trois exemples (en langue anglaise) parmi de nombreux autres ouvrages dédiés à ce qui est unanimement considéré aujourd’hui comme un monument du cinéma.
Chantons sous la pluie (1952) fait figure d’exception. Contrairement à beaucoup de comédies musicales qui ont tout d’abord été des succès sur scène (à Broadway ou ailleurs) avant de devenir des films, il est constitué de chansons pour la plupart préexistantes écrites par Arthur Freed, parolier et producteur de comédies musicales, avec le compositeur Nacio Herb Brown, alors que le cinéma parlant n’en était encore qu’à ses balbutiements.
Arrêtons-nous sur Arthur Freed. Producteur à la MGM, il était à la tête de ce qu’on a appelé la « Freed unit » d’où sont sorties les plus grandes comédies musicales que le studio a produites. Cet homme avait un tel don pour attirer les meilleurs talents et créer des succès populaires que la MGM lui a permis d’avoir sa propre équipe au sein du studio, et un budget quasi illimité. Entre 1939 et 1961 (la période de la mode des comédies musicales filmées), Freed en a produit certaines des plus grandes comme celles de Busby Berkeley (For Me and My Gal, 1942), les succès de Judy Garland et Mickey Rooney (Girl Crazy, 1943), des classiques hollywoodiens inaltérables (Meet me in St. Louis, 1944, Ziegfeld Follies, 1946, On The Town, 1949, Show Boat, 1951, An American in Paris, 1951, Brigadoon, 1954), et beaucoup d’autres.
Dans le cas de Singing in the rain, Arthur Freed souhaitait créer un film qui soit le véhicule de son catalogue de chansons écrites entre 1929 et 1939. Afin de les relier entre elles − la plus connue Singing in the rain figurait déjà dans un film de 1929 − il fait appel aux scénaristes new-yorkais Betty Comden et Adolph Green. Ce sont eux qui ont l’idée de situer l’intrigue à la période de transition entre le muet et le parlant, une époque qu’ils connaissent bien. Une fois le scénario terminé, avec l’implication du réalisateur Stanley Donen et de la star du film Gene Kelly, on leur demande d’écrire les paroles d’une chanson pour la séquence dans laquelle Don Lockwood déclare sa flamme à Kathy Selden (Debbie Reynolds) dans un studio vide ainsi que les paroles de Moses supposes. Reynolds (future maman de Carrie Fischer !) n’a pas de formation de danseuse et doit subir un entraînement rigoureux sous l’œil très exigeant de Gene Kelly. Elle bénéficie toutefois du soutien de Fred Astaire, qui tourne dans le studio d’à côté, et qui la prend sous son aile. Notons également la présence de Rita Moreno dans un petit rôle, neuf ans avant West Side Story et son Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle.
À sa sortie, le film est un succès modeste (10e au box-office annuel US et Canada), mais reçoit plusieurs prix et nominations. Avec le temps, il est maintenant considéré comme la plus grande comédie musicale de l’histoire du cinéma et se classe souvent dans le peloton de tête des plus grands films de tous les temps. Réédité fin avril par Warner en UHD 4K dans un très beau coffret comprenant un poster, des cartes postales et un livret, Chantons sous la pluie est magnifié par la technologie et ne fait pas son âge. Il est aussi visible en salles (1), courez-y !
Le film incarne ce que l’âge d’or d’Hollywood a fait de mieux, tout en s’inspirant de sa propre légende. Une histoire d’amour, beaucoup d’humour, des numéros chantés et dansés enthousiasmants (grande importance des claquettes), une analyse historique de l’évolution technologique de la fabrique à rêves, rien ne manque pour rendre cette expérience inoubliable.
Rêverie ou délire
Contrairement à d’autres comédies musicales, ici les numéros dansés ne font pas tous avancer l’histoire, et fonctionnent plutôt comme des moments de rêverie ou de délire, purement et hautement distrayants. Make ‘em laugh montre l’étendue incroyable du talent de Donald O’Connor dans un numéro de danse et de chant fabuleusement drôle qui se conclut par la traversée d’un mur ! Good morning est un numéro de claquettes à trois à la précision phénoménale qui a demandé beaucoup de travail à ses interprètes. Notons d’ailleurs que les scènes de numéros dansés et chantés sont beaucoup moins montées que ce qu’on peut voir aujourd’hui, ce qui rendait la tâche plus complexe pour les acteurs. Le numéro titre, Singing in the rain, est entré dans l’histoire du cinéma par son élégance, sa drôlerie et sa formidable énergie. Quant à The Broadway Melody, c’est une pure rêverie, un ballet en plusieurs tableaux avec Kelly et Cyd Charisse contenant une magnifique scène avec un long voile blanc qui s’inspire ouvertement, par son côté onirique, des tableaux de Salvador Dalí.
Avec A Star is Born (1937, 1954, 1976, 2018), Sunset Boulevard (1950), S.O.B. (1981), Barton Fink (1991), et beaucoup d’autres, Chantons sous la pluie se veut un miroir de l’industrie hollywoodienne. Il montre avec humour l’arrivée du parlant, dont beaucoup ne soupçonnent pas au départ le bouleversement qu’elle provoquera. Le cinéma étant par essence un artifice, il est amusant de souligner que Debbie Reynolds, censée doubler dans l’histoire Jean Hagen, qui a une voix horrible, a elle-même été doublée ! Et double ironie, par Jean Hagen elle-même ! Une pratique courante dans la comédie musicale, dont le but est d’atteindre l’excellence, par tous les moyens (cf. Marni Nixon et ses doublages non crédités au générique).
Ce qui nous mène au deuxième critère pour connaître la renommée d’un film : son influence sur la culture populaire. Et dans le cas de Chantons sous la pluie, c’est un véritable festival. De Stanley Kubrick (Orange Mécanique, 1971), à Crimes et délits (2) (1989) et Tout le monde dit I love you (1996) de Woody Allen, en passant par des pubs, des parodies, des hommages…
Mais au fond, ce qui compte, n’est-ce pas que ce plaisir immense et toujours renouvelé que chaque vision apporte ? Un plaisir partagé par Gene Kelly lui-même, qui racontait (3) qu’il avait été invité un jour de 1953 à assister à Londres au sacre de la reine Élizabeth II sous la pluie quand tout d’un coup : « L’homme qui était au micro pour commenter l’événement a demandé à la foule de se joindre à moi pour chanter Singing in the rain, puis il a mis le disque. Quelques secondes plus tard, des milliers d’Anglais trempés, frigorifiés et magnifiques ont entonné la chanson. Ce fut le plus grand bonheur de ma vie. »