JEAN-LOUIS TRINTIGNANT, LE COMBAT DANS L’IL
Nous avons perdu hier, avec la disparition de Jean-Louis Trintignant, notre plus belle énigme. 60 ans de carrière et plus de cent rôles nous l’aurons rendu familier sans jamais percer le mystère. C’est sans doute cela la différence entre une star et un astre, d’un côté la lumière et son prix, de l’autre l’éclat sans concession. Trintignant a été une énorme vedette mais a pris soin de toujours se tenir à distance d’un star système qui lui tendait ses bras voraces.
Il possédait, c’est une injustice dont il ne tirait pas mérite, la beauté et le charme. Deux forces d’attraction qui inversèrent progressivement leurs proportions pour résister au temps. L’émotion de sa mort nous autorisant ce matin quelque emphase, il nous semble qu’il n’est pas de meilleure définition de la séduction que le sourire de Jean-Louis Trintignant. Ce sourire qui pouvait, en un instant, détendre un masque d’inquiétude, dissimuler une ombre ou s’excuser de ne trouver les mots.
Rien, ni dans la personnalité de l’homme, ni dans la filmographie de l’acteur, n’est parfaitement lisible. Le jeu de Trintignant, c’est l’anti-performance, l’intériorité. Rien ne semblait davantage l’intéresser que de se glisser dans des personnages complexes, insaisissables, ambigus. Le pouvoir de la fascination (dans des films aussi différent que Le Conformiste ou Ma nuit chez Maud) et la fascination du pouvoir (Le bon plaisir, Malevil, Z). Il pouvait être la glace (Le Combat dans l’île, Fiesta) et la douceur (Un homme et une femme), un coupable idéal (Vivement dimanche!) et un juge impénétrable (Trois couleurs : Rouge). Lui-même se décrivait comme un acteur type chat. La souplesse et l’intelligence, l’indépendance. Il faut voir ses deux films de réalisateurs, Une journée bien remplie et Le Maître-nageur, deux petites pépites de fantaisie noire, où l’insolite le dispute à l’absurde.
On ne fait pas une telle carrière sans être un monstre de curiosité. Comme beaucoup d’acteurs de sa génération (Piccoli, Perrin, Noiret…) il tourna beaucoup en Italie (Risi, Zurlini, Scola…) mais aussi en suisse (Soutter, Tanner). On retrouve, dans sa filmographie hexagonale, un même goût du grand écart, de Lelouch à Robbe-Grillet, de Nadine Trintignant à Rohmer, de Truffaut à Deray. Il était ici et là, inclassable, toujours le même, jamais identique, donnant au moindre second rôle une immédiate épaisseur (on pense au médecin du Désert des Tartares).
Malgré son appétence à la réserve, sa vie privée fut souvent publique. Bardot la traversa, Stéphane Audran également, puis il se maria avec Nadine Marquand, union de laquelle trois enfants sont nés et deux filles mortes, Pauline décédée à l’âge de 10 mois pendant le tournage du Conformiste, et Marie avec qui le lien très fort qui les unissait, fut brisé un triste jour d’août 2003. Le drame cimenta entre l’homme et le grand public un indéfectible lien d’attachement initié 40 ans auparavant avec le comédien. Jean-Louis Trintignant était, depuis 20 ans, présent au monde mais absent à l’époque, encore ici et déjà ailleurs. Bien que retiré à Uzès, sa voix nous parvenait de loin en loin. Il y eut les prix, à Cannes 2012 et aux César 2013, pour Amour, récompenses tardives qu’il reçut sans amertume.
On écrit « sa voix », deux mots passe-partout pour désigner un sésame, une volupté. Un instrument d’envoûtement dont il n’abusait pas, cultivant l’art du laconisme jusqu’au Grand silence dont on imagine avec quel appétit il releva le défi de la soustraction. Depuis qu’elle s’est définitivement tue, elle est partout dans nos oreilles, nous emplissant jusqu’au coeur de sa douce malice, de sa térébrante langueur. L’entendez-vous dire La Valse des adieux de Louis Aragon ?
« Pour ma part, j’ai regardé en moi,
et j’ai vu le fond de l’abîme »
Le mystère Trintignant ou l’histoire d’un vertige.