ENNIO
A l’âge de 8 ans, Ennio Morricone rêve de devenir médecin. Mais son père décide qu’il sera trompettiste, comme lui. Du conservatoire de musique à l’Oscar du meilleur compositeur, l’itinéraire d’un des plus grands musiciens du 20e siècle.
CRITIQUE DU FILM
Morricone vu par… Morricone, mais pas que ! Tel est le programme du documentaire fleuve (deux heures trente six) que Giuseppe Tornatore consacre au compositeur disparu le 6 juillet 2020 à l’âge de 91 ans. C’est finalement deux ans après, jour pour jour, que sort enfin en France cet Ennio, après une présentation au Festival de Venise l’an dernier et une sortie italienne en février. Qui mieux que Tornatore pouvait se plier à l’exercice ? Lui dont le compositeur a signé la BO de presque tous les films (à l’exception de celle de son premier long-métrage, Il Camorrista, sorti en 1986 mais inédit en France, et signée Nicolas Piovani). Lui qui apparaît dans la lettre d’adieu du Maestro sous le surnom affectueux de Peppuccio (« une pensée spéciale pour Peppuccio et Roberta, ces amis fraternels si présents dans les dernières années de ma vie »).
Attendu depuis plusieurs années par les innombrables fans du Maestro dans le monde entier, Ennio ne déçoit pas tant il s’impose en digne complément de l’imposant corpus d’ouvrages déjà existant. Si l’auteur de ces lignes a publié en 2020 un livre de plus de 900 pages explorant l’immense carrière du compositeur (Entre émotion et raison), il avait été précédé en 2018 par un livre d’entretien (Ennio Morricone, ma musique, ma vie) chez Séguier, ainsi que par d’autres ouvrages plus thématiques et pointus en anglais ou en italien.
Pour retracer dans les grandes lignes la longue et excessivement riche carrière de Morricone, Tornatore a choisi d’interviewer le Maestro lui-même. Cet entretien qui s’est étalé sur onze jours − et dont il n’a gardé que la substantifique moelle − constitue l’épine dorsale du film. À rebours de son image d’austérité, on y découvre un Morricone affable et facétieux, forcément plus à l’aise avec son ami qu’avec des journalistes dont il guettait le moindre signe d’incompétence en attendant – avec un agacement non dissimulé – l’inévitable question sur « la musique des westerns spaghettis »… Avec générosité, il revient sur sa jeunesse pendant la guerre, ses premiers pas à la trompette avec son père pour faire manger la famille, ses études au conservatoire sous la férule d’un professeur sévère, mais profondément admiré et respecté, puis son début de carrière comme arrangeur à la Rai et la RCA, et enfin ses débuts au cinéma et sa découverte de la musique expérimentale.
Pour accompagner ses confessions, Tornatore s’est tourné vers un grand nombre de témoins qui portent presque tous la bonne parole, c’est-à-dire qui brossent un portrait très laudateur du compositeur, dont les mauvais côtés sont globalement gommés. On y croise à peu près tout ce que le monde du cinéma et de la musique compte de pointures, que ce soient des fans du Maestro de longue date (Quentin Tarantino, Bruce Springsteen, Mike Patton, James Hetfield, Wong Kar-Wai, aussi coproducteur du film), des cinéastes ayant travaillé avec lui (Roland Joffé, Giuliano Montaldo, Liliana Cavani, Bernardo Bertolucci, Dario Argento…), des légendes (Clint Eastwood, Quincy Jones), ainsi que des musiciens faisant partie de sa « famille » (Alessandro Alessandroni, Enrico Pieranunzi, Gilda Buttà…), ou encore des chanteurs ou chanteuses qui ont posé leur voix sur les notes du compositeur (Dulce Pontes, Laura Pausini…). Des travailleurs de l’ombre (techniciens, ingénieurs du son, responsables de production) sont également interviewés et permettent de comprendre si ce n’est qui était vraiment Morricone, du moins quelle était son approche de la musique.
Fruit de sept ans et demi de labeur et d’un énorme travail de recherche et de compilation d’archives, Ennio est riche de nombreux extraits de films, d’émissions de télévision, de documents vidéos et photographiques rares, d’extraits de concerts… Avec beaucoup de pédagogie, Tornatore évoque chaque étape de la carrière du Maestro, prenant le temps de fouiller la phase essentielle de sa formation, ainsi que sa relation avec son maître Goffredo Petrassi.
Excellence
Grâce à un fil narratif qui fait fi d’une chronologie stricte, le documentaire se dégage du tout-venant et trouve son originalité. Mais là où il atteint l’excellence, c’est quand il parvient à faire comprendre quel est exactement l’apport d’un musicien pour l’image. Pour cela, il compare différentes séquences avec une musique préexistante et avec la musique de Morricone. Par exemple, on voit ce que donne une séquence du film d’Elio Petri, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, avec une autre musique, celle d’un obscur film policier que le compositeur qualifie lui-même de « navet » : Comandamenti per un gangster. C’est toute l’essence du travail de la musique à l’image qui est ici mise à nu, chose précieuse et rare. Le goût du Maestro pour l’expérimentation est exploré, il explique lui-même avec humour comment certaines de ses plus étonnantes inventions lui sont venues.
S’il fallait pinailler et faire quelques reproches, on pourrait citer la place beaucoup trop restreinte laissée à la grande soprano Edda Dell’Orso et l’absence de l’organiste Giorgio Carnini, dont l’apport à l’œuvre morriconienne, chacun à sa façon, est pourtant décisif. De même, la période française est survolée, mais vu l’ampleur du corpus en question (430 BO, 130 œuvres de concert, soixante-dix ans de carrière), il fallait forcément faire des choix. Et, comme chacun le sait, « choisir, c’est renoncer »…
Ennio reste unique à plus d’un titre. Tout d’abord, il nous fait écouter la musique de Morricone. De plus, expliciter l’importance de la musique de film dans un documentaire grand public est assez exceptionnel et mérite d’être salué. Il dévoile ensuite le combat intime qu’a mené ce stakhanoviste de la composition. En effet, année après année, Morricone a cherché à atteindre une forme de légitimité qui a longtemps semblé lui échapper. Entre le travail purement alimentaire pour la radio, la variété, puis le cinéma, mal vu par les hautes sphères artistiques et intellectuelles, et la Composition pour la prestigieuse salle de concert, Morricone n’a jamais eu le loisir de choisir. La vie s’en est chargée pour lui – et contre son gré – et a canalisé son incroyable talent dans différents médiums, principalement le cinéma, art synthétique et ultime par excellence car les réunissant tous. Si c’était un fardeau pour lui, c’est une chance pour nous, car de la fulgurance pop à l’hermétisme bruitiste, des mélodies renversantes aux instruments poussés à bout, des thèmes inoubliables aux morceaux jazzy ou lounge, l’œuvre protéiforme de Morricone – véritable « continent musical » pour reprendre l’expression de Stéphane Lerouge – ne cesse de surprendre et d’être redécouverte par de nouvelles générations.
À ce jour, Ennio a rapporté trois millions d’euros en Italie où il a gagné trois prix aux David di Donatello Awards, l’équivalent de nos César, dont celui du meilleur documentaire. Le film va sortir dans les mois qui viennent dans le monde entier. Gageons que son succès en salle en France fera naître des vocations chez les jeunes musiciens et dévoilera au grand public la face cachée d’un des plus grands compositeurs de tous les temps.
Bande-annonce
6 juillet 2022 – De Giuseppe Tornatore