TOUTE LA BEAUTÉ ET LE SANG VERSÉ
L’action militante de l’artiste photographe Nan Goldin sur le scandale des médicaments opiacés aux États-Unis.
Critique du film
Les premières images de Toute la beauté et le sang versé montrent le contrat qui opère dans le film entre celle qui regarde, la cinéaste Laura Poitras, et l’artiste photographe, Nan Goldin. Cette association fonde le film et clarifie ses bases. Dès lors peut se déployer une proposition ambitieuse, entre pamphlet et album de famille.
Après Citizenfour (2015), qui lui valut l’Oscar du meilleur documentaire, et Risk (2016), la réalisatrice étasunienne s’empare de nouveau d’un sujet brûlant qui touche plus particulièrement les citoyens des Etats-Unis d’Amérique, gros consommateurs d’anti-douleurs. Le nombre de morts en vingt ans causées par des overdoses d’OxyContin est estimé à un demi-million de personnes. Ce chiffre effrayant est d’emblée reproché à la famille Sackler, propriétaire et fondatrice de la société Purdue Pharma. Mais après cette première charge accusatrice, le film développe une structure narrative bien plus complexe qu’un simple réquisitoire militant contre l’industrie des drogues pharmaceutiques.
Nan Goldin est l’une des photographes les plus célèbres de sa génération, considérant la photo comme un témoin essentiel et fondamental du contemporain. Si elle est l’un des principaux fers de lance du mouvement PAIN luttant contre Purdue Pharma, le récit se double d’une biographie en forme de roman photo de Goldin. Ce dédoublement de la narration réussit la prouesse de créer un point de vue qui part de ce qu’il y a de plus intime chez une militante et artiste, pour déboucher sur des actions visant à démanteler Purdue et atteindre personnellement les héritiers de la famille Sackler. Le paradoxe pointé dans le film est que Nan Goldin est exposée dans les plus grands musées de son pays, non loin d’ailes portant le nom d’un des frères fondateurs de la famille Sackler. Tous les aspects du film semblent donc s’aligner pour former un tout où chaque partie communique avec l’autre.
Chaque moment de la vie de Nan Goldin est une illustration de la construction d’une grande artiste au sein d’une époque où la contre-culture s’exprimait avec rage. Les racines de sa personnalité sont évoquées par le biais de ses parents et du suicide de sa sœur aînée, internée contre son gré car jugée différente, notamment pour son lesbianisme. Nan elle-même a du quitter le domicile familial pour intégrer un foyer, ses parents considérant que l’histoire pouvait se répéter si elle restait avec eux. Une suite pléthorique de clichés montre la liberté et la fluidité de l’itinéraire d’une jeune femme, tout d’abord inhibée et introvertie, qui va s’épanouir dans une communauté alternative où on vit l’art en quotidien, ce hors des catégories normatives qui sclérosaient la société étasunienne des années 1950.
C’est de cet amour du collectif, du partage et de l’idée fondatrice du bien commun que démarre toute l’idée de lutte qui permet à PAIN de pousser Purdue Pharma à la banqueroute. Si Nan Goldin représente cette génération qui a recherché l’émancipation sous toutes ses formes en marge de la société, les Sackler en sont l’exacte opposée. Grande famille aristocratique américaine, protégée par des armées d’avocats qui ont préféré arriver à la faillite de la société que d’être touchés directement, eux et leurs actifs colossaux qui se comptent en milliards de dollars. Il est assez ironique de constater que cet argent fut converti par les premières générations de Sackler en collection d’art leur donnant une certaine crédibilité dans le milieu même qui a fini par les combattre et rechercher leur mise au ban. Toute la beauté et le sang versé s’interrompt sur les changements de noms des ailes Sackler dans la plupart des musées tel que le MET de New-York.
Laura Poitras réussit un nouveau film éminemment politique qui est aussi une radiographie de toute une génération d’étasuniens qui s’est rêvée en dehors des codes dominants pour atteindre le fameux bonheur qu’il leur était promis dans la Constitution de leur pays. S’il est évident que l’argent protège ces familles puissantes, le mouvement de fond que décrit et représente la cinéaste à travers Nan Goldin, fait renaître l’espoir de plus de justice, notamment pour les familles endeuillées par la faute de la cupidité d’une industrie sans scrupule ni morale.
Bande-annonce
15 mars 2023 – De Laura Poitras, avec Nan Goldin