EVA HUSSON | Interview
On avait retrouvé Eva Husson dès son deuxième long-métrage, Les filles du soleil, directement dans la grande compétition officielle cannoise en 2018, pour ce qui était un film à la fois ambitieux, politique, mais aussi très chahuté tant l’exposition avait été grande sur la Croisette. Mothering Sunday est l’occasion de retrouver la réalisatrice française dans un film britannique, fait conjointement avec la BFI et Channel 4,présenté dans la catégorie Cannes première en 2021, qui refait son apparition au festival de Dinard en 2022. Anglophile et ancienne élève de l’American Film Institute, il y a quelque chose de logique à la redécouvrir dans cette langue, pour ce qui est sans doute son plus beau film à ce jour. Nous l’avons rencontré à Dinard autour de ce film encore inédit pour le public français.
Mothering Sunday est votre premier long métrage en langue anglaise depuis vos moyen-métrages. Qu’est-ce qui vous a motivé à retourner vers une production anglophone après Bang Gang et Les filles du soleil ?
J’ai fait une maîtrise de littérature anglaise et j’adore l’anglais, c’est vraiment une langue de fiction pour moi. Je reçois aussi pas mal de propositions du côté de l’Angleterre, des Etats-Unis et moins du côté français. Il y avait en plus quelque chose de très personnel pour ce film, car mon père venait de décéder au moment où on m’a proposé le scénario, qui parlait du deuil. Quelques fois, il y a des timings de rencontre qu’on ne peut pas ignorer.
Comment êtes-vous arrivée sur le projet ?
La productrice, Elizabeth Karlsen, qui a vu Les filles du soleil à Cannes, est venue me voir à Toronto alors que je donnais une masterclass pour me dire, “écoute, ce film me reste en tête, j’aimerais qu’on fasse quelque chose ensemble”. Elle avait fait Carol de Todd Haynes, qui est un de mes films préférés et que je trouve magnifique, et je me suis dit que je ne pouvais pas rater ça.
L’esthétique de Mothering Sunday n’est pas sans rappeler celle de Carol…
Je pense que c’est parce qu’on avait tous les deux comme référent Saul Leiter, un grand photographe des années 50. Pour moi, toute l’imagerie de cette période est imprégnée de ses couleurs. C’est un photographe qui travaillait beaucoup avec le rouge grenat, le vert bouteille, le bleu assez profond… Ce sont les couleurs des années 50 pour moi, c’est une saveur.
Ça a été le tournage le plus dur de ma vie, alors que j’ai fait un film sur des combattantes kurdes en Géorgie dans la montagne !
C’est aussi le premier film que vous n’avez pas écrit, puisque vous adaptez le roman de Graham Swift.
C’était reposant, dans un sens, parce qu’il y a une grande angoisse qui accompagne le fait d’écrire ses propres projets, on a toujours l’impression que ce n’est pas assez. Mothering Sunday a été une super école, parce que je me suis rendue compte que les gens questionnaient aussi un scénario que je trouvais génial ou une scénariste que je trouvais brillantissime. Ça m’a donné de la confiance en moi. C’est aussi une expérience qui m’a redonné envie de me remettre à mes propres projets, parce que même si cette sorte d’aisance était super et que je me sens très proche de l’écriture d’Alice Birch (la scénariste du film, ndlr), il y avait des moments où j’avais envie de faire les choses différemment. Mais c’était des éléments qui étaient déjà dans le livre, donc c’était compliqué.
Quelle expérience était-ce pour vous de tourner avec des acteurs aussi prestigieux que Colin Firth ou Olivia Colman ?
J’avoue que je n’ai pas beaucoup dormi les deux jours avant le début du tournage… C’était terrifiant. C’était la première fois que j’avais des acteurs de ce calibre tous ensemble, même si Emmanuelle Bercot et Golshifteh Farahani sont de grandes actrices. Mais là, il y avait un côté « icônes historiques » qui mettait une pression monstrueuse. D’habitude, on se met en jambes durant les deux trois premiers jours, mais il y avait des problèmes de planning avec Olivia, qui tournait un film juste après, et on a commencé avec la scène de groupe du déjeuner, qui est une des scènes les plus délicates à mettre en scène, et le temps n’était absolument pas de la partie. Plus jamais je ne refais un scénario où, sur toutes les pages, il y a marqué : “grand soleil en Angleterre”. Les choses s’envolaient, on avait des vents de force d’ouragan… Ça a été le tournage le plus dur de ma vie, alors que j’ai fait un film sur des combattantes kurdes en Géorgie dans la montagne ! C’était du coup très difficile pour tout le monde, je ne pouvais pas pousser l’équipe, c’est dur d’être performant en tant que comédien quand on a le vent dans la figure. Malgré tout, les acteurs sur ce projet ont été la chose la plus douce de mon expérience professionnelle. Leur niveau de professionnalisme était dingue, et ils étaient tous derrière moi, même s’il y a toujours des moments délicats, il y en a toujours.
Dans Mothering Sunday, le désir et la corporéité ont une grande place à l’écran. C’était aussi un sujet que vous abordiez dans Bang Gang, mais d’une façon beaucoup plus radicale. Comment vouliez-vous filmer le corps dans ce troisième film ?
Souvent, je montre le corps dans son entièreté quand il n’est pas sexualisé, tandis que quand il l’est, on voit très peu de choses. Pour moi, c’est très important. J’ai un rapport assez simple à ma nudité, j’ai eu la chance de vivre dans un milieu où le corps avait la capacité d’être sexuel ou non, d’être au monde de manière assez simple, sans être fétichisé, et j’avais envie de montrer l’héroïne déambulant dans cette maison, nue, mais sans le moindre regard sexualisant. On voit peu ses seins à l’écran, je faisais très attention à ne pas la cadrer à ce niveau là car sinon, le regard est attiré à cet endroit, et je n’avais pas envie de ça. Odessa est géniale, elle a été d’une grande générosité, à une époque où c’est compliqué pour une jeune actrice de s’exposer comme ça. Les scènes de nudité sont reprises, amplifiées, les extraits traînent facilement sur le net, il y a beaucoup de commentaires… Odessa a fait un travail de dingue au niveau du corps. Elle a travaillé sur les postures, le positionnement de sa voix… Elle a une ampleur de jeu qui semble extraordinairement aisée, alors qu’elle n’a vingt-deux ans, et elle incarne la quarantaine d’une façon complètement bluffante. Son âge n’a plus d’importance.
On nous a raconté pendant cent ans l’histoire de l’héroïsme masculin – et c’est important de savoir ce qui s’est passé du côté des hommes, qui ont vécu des atrocités et qui ont été meurtris dans leur chair, mais l’impact sur les femmes a été absolument terrible aussi.
La guerre, qui était au centre des Filles du soleil, plane également sur Mothering Sunday, qui traite de ses conséquences sociales et des deuils qu’elle engendre. Quelle transition avez vous opéré entre le combat contemporain très concret des femmes kurdes et la société post-Première Guerre Mondiale ?
Ce que j’ai aimé avec l’histoire de Mothering Sunday, c’est qu’elle explore les conséquences de la guerre de façon extrêmement différente, dans l’absence. C’est une génération où il y a eu un million d’hommes qui ont manqué à l’appel, qui n’existaient plus. Comment on fait pour avoir une vie et une vie sexuelle, à une époque où les femmes étaient en plus financièrement dépendantes des hommes ? Les enjeux étaient très forts et je trouvais ça magnifique d’explorer de nouveau le rapport des femmes à la guerre. On commence à peine à s’emparer de l’Histoire vécue à travers l’expérience des femmes et j’ai l’impression qu’il y a encore tellement à découvrir… C’est ça que je trouve assez extraordinaire, avec cette nouvelle ère du cinéma : on nous a raconté pendant cent ans l’histoire de l’héroïsme masculin – et c’est important de savoir ce qui s’est passé du côté des hommes, qui ont vécu des atrocités et qui ont été meurtris dans leur chair, mais l’impact sur les femmes a été absolument terrible aussi. C’est passionnant de le raconter et de l’explorer. Ce qui se passe en Iran en ce moment par exemple, ça me fascine. Le slogan des combattantes dans Les filles du soleil, c’est “les femmes, la vie, la liberté” et c’est aussi le slogan des manifestations iraquiennes. Il y a quelque chose de très fort qui se passe dans l’Histoire en ce moment, et je trouve ça fou d’être témoin de tout ça.
Ce qui m’intéresse, c’est l’hyper intensité de la vie, les marges, les situations extrêmes, la façon dont on est poussé jusqu’au bout de notre humanité.
Comment met-on en scène la violence contenue d’un film comme Mothering Sunday ?
Je pense que les Anglais sont les candidats parfaits pour parler de la répression des sentiments. On sent les sentiments qui veulent sortir sans y parvenir et ça fait des injonctions contradictoires. Quand, en plus, on a des acteurs du calibre de Josh O’Connor ou de Colin Firth et qu’on voit aussi des masculinités brisées, c’est terrible. Tout d’un coup, on se déleste de ces représentations mises en avant d’hommes qui tiennent le coup. Là, on voit des hommes qui n’y arrivent pas.
Vos projets pour la suite ?
Je ne peux pas beaucoup en parler pour l’instant, mais j’ai un projet de conte de fées. Comment grandit-on en 2022 quand le monde brûle, comment sort-on des poncifs blancs et hétéro-normés ? Il faut qu’on arrête de dire aux petits garçons qu’ils sont des princes charmants et aux petites filles qu’elles sont des princesses, parce que ça détruit des trajectoires de vie. Le problème, quand on est réalisateur, c’est que tout prend du temps, mais je vais pouvoir commencer à raccrocher les wagons, tout est assez lié finalement, entre le sexe, la mort et le merveilleux. Ce qui m’intéresse, c’est l’hyper intensité de la vie, les marges, les situations extrêmes, la façon dont on est poussé jusqu’au bout de notre humanité, et je trouve que le cinéma se prête bien à ce genre d’histoire. J’ai aussi un projet sur les réseaux sociaux. Ça m’intéresse, l’illusion que chaque génération a d’être à la pointe de tout, alors que c’est un sentiment qui a une durée de vie très limitée.
Sur les réseaux sociaux, il y a toute une génération qui s’est fait prendre de court par la Gen Z et les tiktokeurs, et je trouve ça hilarant à regarder. Il y a beaucoup d’humour et de compassion à trouver là dedans, dans un monde qui va trop vite, où c’est difficile de tout comprendre, d’avoir une vision d’ensemble de ce qu’il se passe… On est face à des outils qui nous asservissent énormément : le scrolleur asservi, l’esclave idéal. Moi-même, je me marre devant des vidéos de chats absolument atterrantes sur Instagram. Le monde est tellement dur, on a besoin de rire, et c’est intéressant de regarder ça sérieusement.
Avez-vous envie de retravailler avec des acteurs débutant.e.s ou français, comme pour Bang Gang ?
Pour Bang Gang, il y avait aussi la question de l’âge : il n’y a pas beaucoup d’acteurs établis à dix-huit ans, et c’est normal. Mais j’avoue qu’il y a quelque chose d’extraordinaire avec les acteurs anglais et leur professionnalisme. Ce sont les Rolls Royce des acteurs dans le monde : ils arrivent sur le plateau en connaissant leur texte sur le bout des doigts, ils ont des propositions extrêmement intelligentes, ils viennent à 4h du matin s’il le faut sans se plaindre. Il y a souvent ce mythe de l’inspiration, c’est animal, c’est nerveux, alors qu’au fond, c’est surtout beaucoup de travail. La culture anglo-saxonne du jeu intègre très bien cela, et mes deux prochains projets seront principalement en anglais pour ça aussi.