JULY JUNG | Interview
Presque un an après sa présentation en clôture de la Semaine de la Critique, About Kim Sohee (Next Sohee) de July Jung arrive enfin dans nos salles grâce à Arizona distribution. Lors de sa venue dans la capitale française à l’aube du printemps, en plein contexte politique de révolte sociale dans l’hexagone, Le Bleu du Miroir a pu s’entretenir avec la réalisatrice coréenne, l’occasion d’évoquer le propos politique de son film, ses répercussions et sa portée internationale, ainsi que sa collaboration avec Doona Bae.
Cela fait bientôt un an que nous avons découvert votre film lors du festival de Cannes. On avait été marqués par la force politique du film. Est-ce cette dimension politique qui vous a donné envie de porter ce fait-divers à l’écran ?
July Jung : Je me souviens de votre critique à Cannes. Ma traductrice m’a traduit votre article en coréen et votre question m’a rappelé quand je l’ai lu. Je l’avais trouvé authentique, j’étais émue en la lisant et cela m’a soulagée de voir que vous aviez perçu ces choses-là de mon film. C’était la première présentation mondiale donc je redoutais un peu les retours…
Le film parle effectivement d’un fait divers qui s’est déroulé il y a plus de dix ans. J’étais très choquée quand j’ai appris cette histoire assez récemment, pendant le COVID. J’ai commencé à faire des recherches, je ne comprenais pas comment des établissements scolaires pouvaient envoyer leurs étudiants dans ces entreprises, dans ces conditions. C’est lors de mes recherches que j’ai mieux compris cette affaire et que j’ai découvert que plusieurs lycéens / étudiants avaient perdu la vie de façon similaire. J’ai alors voulu explorer les rouages de notre société qui peuvent conduire à de telles conditions de travail. Les personnes les plus vulnérables se retrouvent dans une situation intenable.
Pensez-vous que la jeunesse coréenne se retrouve « prise au piège » dans ce modèle libéral, avec la complicité des décideurs de l’éducation ? Aviez-vous conscience de la force politique de votre film qui pointe les dérives du monde du travail et les déviances du management au 21e siècle ? Le culte de la performance et la déshumanisation des rapports professionnels ?
Je n’aurais pas cru que ce que je raconte dans le film puisse parler à des spectateurs hors de la Corée et que le film soit à ce point apprécié dans le monde. J’apprends encore plein de choses sur le sujet. Je croyais que c’était une situation typiquement coréenne. En venant à Cannes, je craignais que les spectateurs n’aient pas le contexte et ne soient pas touchés, mais les spectateurs avec qui j’ai pu échanger m’ont dit qu’ils comprenaient tout à fait ce que je racontais avec mon film.
En tant qu’individu, on n’a pas forcément conscience du fonctionnement de la société. J’aime beaucoup votre explication car elle reflète l’idée que c’est un grand engrenage mondial dont on ne peut pas sortir.
Cette affaire, que vous remettez en lumière avec le film, a-t-elle permis une prise de conscience dans la société coréenne ?
Le film est sorti il y a quelques semaines en Corée. Le public était informé sur l’histoire de Sohee. Les adultes se sentent très coupables qu’on laisse la jeunesse subir de tels sorts. Il y a un sentiment qu’on a laissé faire et qu’on a appris trop tard les conséquences de notre système. J’en fais peut-être moi aussi partie à ma manière. Ce sentiment de culpabilité a déclenché un besoin de responsabilité. Les spectateurs plus jeunes avaient l’impression de se voir, de prendre pour la première fois du recul avec ce qu’ils vivaient eux-mêmes. Je suis assez fière que mon film ait soulevé une réelle interrogation dans la société. Les hommes politiques commencent à s’emparer du sujet et le film a accéléré ce cheminement.
Le pouvoir du cinéma, éveiller les consciences…
(sa traductrice semble la taquiner)
En fait, ma traductrice me dit de ne pas jouer les modestes, car un projet de loi qui s’appellerait « Next Sohee » est en train d’être discuté.
C’est une bonne chose ! Il semble important que le cadre du travail évolue pour protéger les plus vulnérables. En France, il y a une vraie souffrance au travail, qui est exacerbée par le projet de réformes des retraites du gouvernement et qui va impacter énormément les nouvelles générations. Qu’est-ce que cela dit du monde du travail contemporain ? Pensez-vous que la nouvelle génération est prête à en accepter les règles ?
Dans mon film, je parle de la jeunesse vulnérable et de ces lycéens souvent précaires, qui manquent d’expérience. Ils se trouvent dans une société qu’ils n’ont pas créée, ils sont obligés de survivre et d’apprendre pour cela. Comme le dit le film, tout le monde ne peut pas se permettre d’arrêter, on n’a souvent pas le choix. Je crois qu’il y a d’abord cette nécessité de survivre. Une fois dans le système, il faut trouver les moyens de tenir le coup mais aussi de ne pas accepter ces règles qui ont été établies avant eux.
Comme dans votre premier film, A girl at my door, la pression familiale est à nouveau évoquée comme l’un des fardeaux que porte la jeune héroïne. Est-ce un facteur culturel ou un élément personnel que vous avez voulez intégrer à l’histoire ?
Je ne saurais le dire. Je ne suis pas issue d’une famille typiquement coréenne. Je souhaitais mettre en avant le problème économique qui conduit Sohee à accepter son orientation en lycée professionnel. Elle n’y est pas allée par conviction mais par sentiment d’obligation. Ses parents lui ont transmis cette nécessité de la survie et elle le porte avec elle. C’est ça sa triste réalité, et celle de nombreux jeunes en Corée.
Quels étaient les enjeux liés au fait de découper la narration en deux parties nettement séparées ? La disparition du personnage principal éponyme et l’arrivée d’un second personnage principal après une heure de film ?
Le décès de Sohee est au coeur du récit. Mais cela ne s’arrête pas à son décès. Lorsque l’on apprend sa disparition, il fallait que al deuxième partie reparte sur les traces de Sohee, que l’on comprenne son parcours, le système et les souffrances qui l’ont conduite à cette issue. Cela m’est apparue comme la façon idéale de raconter cette histoire tragique.
Comment avez-vous envisagé votre mise en scène pour rendre compte de cette atmosphère oppressante, toxique, dans le monde du travail ?
Je me suis forcée à respecter l’authenticité. Je voulais reproduire le décor du centre d’appel où Sohee a travaillé, avec les tableaux de performances affichés sur les murs. J’ai ajouté quelques petits éléments pour renforcer l’atmosphère et rendre le cadre plus cinématographique, avec cette ambiance où tout le monde travaille dans la même pièce, dans une cacophonie de conversations téléphoniques. Ils sont très nombreux, les uns à côté des autres, et pourtant ils se sentent tous bien seuls dans cet environnement.
Dans la seconde partie, j’ai souhaité que l’absence de Sohee hante le récit. La détective Yoo-jin retourne sur les mêmes lieux que Sohee, comme dans cette supérette où est venue Sohee. On ressent vraiment cette absence en revenant sur ses traces, le départ d’une personne.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de retravailler avec Bae Doona ? Quelles sont les qualités que vous aimez chez cette comédienne et qui vous ont convaincue qu’elle serait parfaite pour le rôle ?
Nous avions tourné ensemble mon premier film. Ce fut une expérience extraordinaire et je lui en suis infiniment reconnaissante. Ce n’est pas parce que nous sommes devenues amies que j’ai forcément pensé à elle. Mais quand j’ai pensé à construire cette structure en deux parties, j’ai pensé qu’elle serait parfaite. Je l’imaginais jouer Yoo-jin, l’émotion qu’elle saurait exprimer. Elle est unique à mes yeux. Elle a l’expérience, la technique d’actrice, mais elle a aussi ce côté animal, cet instinct qui ressent la scène, la vit comme il le faut et sait mettre ses qualités au service de cette émotion. Son personnage est très complexe et elle est apparue comme l’évidence.
Il s’est écoulé environ huit ans entre votre premier et votre second long-métrage. Certains cinéastes ont parfois tendance à enchaîner les projets, d’autres ont davantage besoin de laisser mûrir leurs idées. Avez-vous besoin de prendre le temps pour tourner la page et retrouver l’essence pour un nouveau film ?
Après A girl at my door, j’ai eu un projet auquel je tenais beaucoup mais qui n’a pas pu voir le jour, pour des raisons de financement. J’ai mis trois ans à l’écrire, et trois ans à me résoudre à l’abandonner complètement. Quand j’ai décidé de porter l’histoire de Sohee au cinéma en 2020, cela s’est fait assez vite. De l’écriture au tournage, il ne s’est passé qu’un an. J’ai eu plus de réussite dans ce projet-là.