JEANNE ET LE GARÇON FORMIDABLE
Critique du film
Avoir 25 ans et ne rien craindre de l’avenir. Jeanne et le garçon formidable fête son quart de siècle avec une belle restauration et une ressortie dans les salles de cinéma. L’occasion pour une nouvelle génération de découvrir cette tragédie musicale, superbe hommage au cinéma de Jacques Demy et poignant témoignage d’une époque où mourir à 25 ans constituait une intolérable hypothèse.
Il y avait eu Les Nuits fauves suivie de la disparition de Cyril Collard, trois jours avant la cérémonie des César 1993 qui allait couronner son travail. Il y aura 120 Battements par minutes, le film de Robin Campillo, entre mémoire intime et fresque sociétale, lui aussi auréolé du César du meilleur film en 2018. Mais le film qui restera, sur « les années sida », c’est bien celui de Ducastel et Martineau, le premier long-métrage du duo, sorti le 22 avril 1998 après une sélection en compétition au Festival de Berlin.
Tout le monde aime Jeanne
Jeanne est une jeune femme belle et indépendante. Elle a choisi de vivre l’amour comme il vient, ou plutôt les amours comme elles viennent puisque, confesse t-elle à sa sœur, elle ne sait pas résister. Il y a Jean-Baptiste, profil HEC et carrière assurée, il y a Rémi qui livre les colis le jour et délivre des caresses la nuit. Avec Virginie Ledoyen, les cinéastes ont trouvé le soleil qu’il fallait pour illuminer leur drame. Véritable tourbillon de sensualité, l’actrice, égérie de Benoît Jacquot et Olivier Assayas, imprime au film une indestructible vitalité. Elle est la grâce et le feu, la vie plus fort que tout. Jeanne papillonne mais voudrait bien trouver en même temps que l’homme de sa vie, un amour absolu.
Ducastel et Martineau se situent sans ambiguïté dans le sillage du cinéma enchanté et mélancolique de Jacques Demy. La palette chromatique et les notes de musique cachent ici aussi une toile de fond sombre et grave. Les parties chantées ne se présentent pas comme des « tableaux » (à l’exception de la chanson des balayeurs immigrés qui ouvre le film en le plaçant sous le signe des préoccupations sociales, motif rappelé à plusieurs reprises) mais sont intégrées au récit de manière très fluide. Le ton si singulier du film provient de cette grande diversité de rythmes : valse, tango, java, ballade… Virginie Ledoyen est doublée par Elise Caron, point commun supplémentaire avec le Demy des Parapluies de Cherbourg où la voix chantée de Catherine Deneuve appartenait à Danielle Licari. C’est cependant la présence de Mathieu Demy qui incarne le mieux le passage de témoin entre son père et les cinéastes alors débutants.
Constellation de bulles colorées
Il est Olivier, celui que Jeanne attendait. Un hoquet du métro et voilà Jeanne assise sur ses genoux. Coup de frein et coup de foudre. Jeanne ne renonce pas à la pluralité mais trouve désormais Jean-Baptiste bien falot. Quelque chose d’inédit bouscule les certitudes de Jeanne dans cette relation. Mais Olivier montre des signes de fatigue, son humeur s’assombrit brutalement. Il ne peut plus cacher à Jeanne sa séropositivité. Puisque « l’amour n’a jamais sauvé personne », Jeanne sera sa dernière passion. Dès lors, l’ombre de la mort plane sur le film. Les sentiments sont exacerbés par la fatalité à laquelle ils se heurtent. Jeanne éconduit Rémi à son tour, elle veut se consacrer exclusivement à Olivier. Mais la santé de ce dernier se dégrade très vite et bientôt, c’est à l’hôpital qu’elle lui rend visite.
Autour du drame sentimental, le film déploie une constellation de bulles colorées, portraits chantés de personnages secondaires qui disent tous un peu de la société dans laquelle l’histoire se déroule : le frère et la sœur de Jeanne, le plombier, la libraire. Une façon de dire que chacun compte, avec sa petite musique intérieure. Et puis il y a François, connaissance commune de Jeanne et Olivier. C’est Jacques Bonnaffé qui interprète ce thésard, militant d’Act Up, personnage témoin très téchinéen. Il est poignant lorsqu’il confie à son compagnon le profond désarroi de n’avoir pas su trouver les mots de réconfort face à Olivier. François est un militant joyeux et dévoué mais également usé de trop fréquenter les hôpitaux et les cimetières. Il représente cette génération d’homme qui a vu son entourage emporté par la maladie.
Dark-en-ciel
Jeanne et le garçon formidable réussit avec une rare intelligence à tisser ensemble des parcours individuels et un sentiment du collectif. Il dit aussi la part d’égoïsme consubstantielle à l’épanouissement amoureux. Olivier quitte une manifestation pour rejoindre Jeanne. Jeanne soutient Act Up mais n’est pas militante dans l’âme, elle est même sévère lorsque l’association ne peut lui venir en aide. Ducastel et Martineau ne la jugent pas, ils l’observent faire son chemin vers une prise de conscience. Mieux qu’un discours, le dernier plan de Jeanne, à terre, indique que l’on peut ressentir une infinie solitude à Paris. La ville est l’autre grand personnage du film, le Paris des prolos (Jeanne est issue d’un milieu modeste, Nelly Borgeaud et René Morard jouent ses parents, couple immédiatement crédible à l’écran) et des touristes. Il est amusant que le film cite Printemps à Paris, une bluette de 1957 signée Jean-Claude Roy, film qui se complaît dans les clichés et dans la joie de vivre factice. Il s’agit peut-être d’un hommage à Charles Trenet qui y fait une apparition musicale remarquée, auteur de la chanson Formidable !
« Formidable! On se croirait au ciné…
Matographe où l’on voit tant de belles choses,
Tant de trucs, de métamorphoses,
Quand une rose est assassinée. »
Jeanne et le garçon formidable nous invite à danser, chanter, aimer vite et crier : vive le cinéma dark-en-ciel !
Bande-annonce
14 juin 2023 (ressortie) – De Olivier Ducastel, Jacques Martineau