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THE SHAMELESS

Au milieu de la nuit, une prostituée s’échappe d’un bordel de Delhi après avoir poignardé à mort un policier abusif. Elle trouve refuge temporairement dans une communauté de travailleuses du sexe Devadasi du Sud de l’Inde, où elle prend le nom indien de Renuka. Elle y tombe amoureuse de Devika, une jeune fille de 17 ans émotionnellement fragile. Sa rencontre avec Renuka va pousser Devika à affronter sa mère et à se rebeller contre l’institution séculaire et oppressive des consécrations religieuses.

Critique du film

Scénariste et réalisateur bulgaro-américain, Konstantin Bojanov a débuté sa carrière cinématographique au début du siècle avec les documentaires acclamés Lemon is lemon et Invisible, avant de franchir le cap du premier long-métrage avec Avé, salué lors de la Semaine de la Critique en 2011. Après avoir dirigé Barry Keoghan (The Banshees of Inisherin) en 2017, il revient sur la Croisette pour présenter sa troisième fiction dans la section Un Certain Regard, The Shameless. Celle-ci débute sur la vision d’un couteau ensanglanté, puis celle d’un homme dénudé agonisant sur le lit d’une chambre lugubre. La femme qui l’a poignardé prend la fuite et quitte la ville rapidement. Qu’est-ce qui a bien pu pousser cette travailleuse du sexe à commettre l’irréparable, l’obligeant à tout quitter pour s’exiler dans une ville qu’elle ne connait même pas ?

On ne sait d’abord presque rien de cette fugitive qui répond désormais au nom de Renuka, alors qu’elle se retrouve à faire le tapin dans les ruelles d’une ville du Sud de l’Inde, cherchant à réunir la somme nécessaire à son exil inévitable vers les Philippines. Sa rencontre avec Devika, une jeune femme encore mineure dont la soeur vient de partir pour Delhi (vraisemblablement promise à un homme), va bouleverser son projet. L’adolescente, dont on devine quelques tourments intérieurs, se prend d’intérêt puis de fascination pour cette femme qui ne se comporte pas comme les autres, refusant les diktats en gardant la tête haute, assumant sa grossièreté verbale autant que les cigarettes et l’alcool qu’elle consomme publiquement.

Confrontée à des clients sadiques, parfois plus notoires que d’autres, elle s’efforce de survivre et de trouver des solutions pour poursuivre son évasion là où la police ne pourra plus la retrouver. Mais un lien se créé entre les deux femmes alors que Renuka découvre que sa nouvelle amie est stigmatisée dans sa famille (qui la qualifie ouvertement de « folle ») et se bande même la poitrine pour éviter que sa mère ne cède sa virginité au plus offrant. Tandis qu’elles tombent amoureuses, leurs situations respectives ne vont pas en s’arrangeant et viennent contrarier cet amour naissant, alors que les mystères entourant Renuka se lèvent peu à peu et nous apprennent comment Nadira (son véritable prénom) a subi les pires maltraitances familiales puis conjugales dès l’adolescence.

C’est une véritable descente aux enfers que met en images Konstantin Bojanov alors que l’on suit le combat éprouvant de ces deux femmes privées de libre-arbitre cherchant à s’extirper d’un patriarcat impitoyable et écrasant. C’est aussi tout un système que dénonce le film, avec ses traditions ancestrales et barbares (bien qu’elles soient désormais illégales, elles subsistent encore par endroits) conduisant des jeunes filles à peine pubères à être offertes à une divinité, tout en les condamnant à une vie de prostitution.

La grande force de ce film éprouvant réside dans le double-portrait de ces deux femmes – brillamment incarnées par Omara Shetty et Anasuya Sengupta – qui résistent à leur manière. Devika défiait déjà le système, en laissant les autres entretenir la croyance qu’il y a « quelque chose qui ne va pas en elle », lui offrant ainsi une protection temporaire alors qu’elle cherche un échappatoire dans les morceaux de rap qu’elle écoute secrètement. Renuka apparaît dans sa vie et devient rapidement un role-model. Habituée à survivre quoiqu’il en coûte, cette dernière sera transformée par cette première relation où le mot « amour » peut enfin trouver sa place, s’offrant une rédemption sacrificielle en sauvant celle qui a bien longtemps réprimé ses propres désirs. The Shameless, littéralement « celles qui n’ont pas honte », prend alors tout son sens alors que la dernière scène accompagne une Devika abîmée à son tour, mais résolue à garder la tête haute.


Cannes 2024 – Un Certain Regard