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LIMONOV, LA BALLADE

Tout à la fois militant, révolutionnaire, dandy, voyou, majordome ou sans abri, il fut un poète enragé et belliqueux, un agitateur politique et le romancier de sa propre grandeur. La vie d’Edouard Limonov, comme une trainée de soufre, est un voyage à travers les rues agitées de Moscou et les gratte-ciels de New-York, des ruelles de Paris au cœur des geôles de Sibérie pendant la seconde moitié du XXe siècle.

Critique du film

Il y a trois ans était présenté en compétition officielle à Cannes La fièvre de Petrov, sans que son réalisateur Kirill Serebrennikov puisse assister à cette grande Première en salle Lumière. Assigné à résidence par le gouvernement autocratique de Vladimir Poutine, c’est par une visio-conférence qu’il avait pu saluer le public, quelques instants avant que le générique commence sur ce qui reste à ce jour son œuvre la plus débridée, avec des tentatives plastiques et formelles exceptionnelles. En 2024, c’est avec Limonov, la ballade que le cinéaste russe revient à Cannes, cette fois-ci en personne, après avoir pris la décision de partir en exil, loin du territoire qui l’a vu naître. Cette simple information, au regard du sujet du film, est une première indication majeure, et une charge émotionnelle forte en soi.

Edouard Limonov, nom de plume d’un poète et écrivain russe, est une figure littéraire singulière du XXe siècle. Il convient d’emblée de rappeler que cette histoire, aussi centrée soit elle sur ce personnage, ne peut être une hagiographie ou une éloge de quelqu’un considéré comme un modèle. Limonov démontre durant plus de 2h30 le personnage ambigu et polémique qu’il fut, prêchant des idées pro-russes tournant à l’ultra-nationalisme sur la fin de sa vie. Ce contexte est nécessaire pour bien appréhender ce lourd sujet, d’autant plus quand il est question d’un auteur, le cinéaste Serebrennikov, lui-même en exil, et qu’on peut légitimement considérer comme un dissidant au régime russe actuel. Limonov, une ballade est avant tout le film d’un immense plasticien, d’un auteur toujours en recherche, qui arrive à dynamiter les codes d’un genre aussi compassé et linéaire que le biopic, pour en faire un projet punk, en révolte conter lui-même, constamment en recomposition.

Pourtant, si l’on prend le film de façon brute, Serebrennikov déroule une pelote narrative qui épouse le cours du temps, débutant à la fin des années 1960, au moment où Edouard est employé dans une usine de Kharkov, sa ville natale. Ces premiers instants de sa vie d’adulte sont filmés dans un noir et blanc glaçant, à l’instar de la photographie choisie pour Leto, un des précédents films de l’auteur. La raideur et la rigueur de ce qui se déroule à l’écran résonnent presque comme des morceaux de film de propagande. Le personnage, déjà poète, sert l’Etat et ne formule l’idée d’un exil que pour continuer à faire ce qu’il veut de sa vie, sans aucun verrou de qui que ce soit. Ce choix est déjà comme une impulsion, pas vraiment vers la liberté, mais celui d’un « sale gosse » en contradiction permanente avec l’humanité qui l’entoure.

Limonov

L’histoire explose littéralement au départ d’Eddie et sa compagne Elena vers New-York. La couleur, criarde, supplante le noir et blanc, et c’est tel un véritable enfer que Serebrennikov filme la grande cité américaine. Chaque tournant que prend Edouard est une outrance, chaque choix pris est un battement de cœur rugissant. Quand sa relation amoureuse périclite inévitablement, destructrice et vouée à l’échec, Edouard se métamorphose à nouveau, change autant d’apparence que de métier, devenant majordome pour un milliardaire étasunien au carnet d’adresse, notamment littéraire, extrêmement étoffé. S’il change, Limonov semble toujours perdu dans une stase, une prison pop dont il ne pourra s’évader qu’en migrant encore une fois, vers la France, qui va devenir une sorte de terre d’élection pour lui, le lieu où il devient enfin la rock star littéraire qu’il a toujours voulu être.

Ici encore, le geste punk se déploie avec fureur, de plus en plus détestable, Limonov éructe et surprend encore dans une scène d’enregistrement d’émission radio, ses opposants étant joués par Sandrine Bonnaire, Céline Salette et Louis-Do de Lencqueseing. La violence qu’il dégage alors est encore un volcan, Limonov ne supportant pas que ces personnes ne serait ce que prononce le nom de la Russie. Edouard mute alors en nationaliste russe, après avoir été un nihiliste misogyne des plus abjects. Cette personnalité hors du commun et indéfendable ne cesse de se déployer, comme un origami d’immondices qui complète au fil des années un portrait aussi fascinant que vomitif.

Au-delà des merveilles visuelles expérimentées par Serebrennikov, et elles sont nombreuses, il faut saluer une fois de plus une bande-son de haute volée et une qualité toute particulière accordée aux transitions entre chaque temps du film, soulignant avec délice les chapitres de la vie de Limonov. Kirill Serebrennikov réussit très certainement son œuvre la plus ample, la plus polémique aussi par la tentation d’assimiler ce portrait à ce qu’il est lui-même à ce moment de sa vie. Pourtant c’est dans sa complexité, sondant en permanence l’âme humaine, et en particulier l’âme russe, qu’il faut trouver le cœur du film, merveille d’ingéniosité et de trouvailles.


De Kirill Serebrennikov, avec Ben Whishaw, Masha Mashkova et Tomas Arana.


Cannes 2024 – Compétition officielle