EMILIA PEREZ
Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Critique du film
Au cœur d’un festival, nous sommes dans l’attente d’un effet de surprise. Nous recherchons l’étincelle qui fera basculer notre séjour et décoller de notre siège, en espérant ne pas redescendre tout de suite. Jacques Audiard s’en est chargé, lui qui fait partie de ces cinéastes que l’on ne peut pas cataloguer à l’intérieur d’un genre, créant toujours de la curiosité à la découverte de son nouveau long métrage. Après un western américain (Les Frères Sisters, 2018) et un drame parisien (Les Olympiades, 2021), le voici investir la comédie musicale en langue espagnole. De frontière entre les genres et de renouvellement, il est justement question dans Emilia Perez. Brillante avocate plaidant des causes en contradiction avec ses convictions – elle doit ainsi, dans une scène liminaire, défendre un homme ayant tué sa compagne -, Rita est kidnappée par les hommes de main de Manitas del Monte, un des plus dangereux chef de cartel mexicain. La raison pour laquelle ce baron de la drogue la fait venir dans son antre, qui ressemble à un no man’s land sans identité, est singulière car même pas judiciaire. Rita doit trouver le meilleur chirurgien afin d’organiser l’opération à laquelle elle pense jour et nuit : devenir physiquement la femme qu’elle a toujours été.
Ce résumé suffirait en lui-même à créer un sentiment de nouveauté absolue, que Jacques Audiard anime à chacune des scènes de ce spectacle d’une générosité sans borne. Il raconte la transition de genre avec une inventivité formelle constante, que ce soit dans les moments chantés ou parlés, épousant la magie de la comédie musicale sans jamais reculer devant l’anti-naturalité propre au genre. Les figurants se transforment en danseurs, des dialogues banals deviennent des refrains entêtants, les décors sont transfigurés par des chorégraphies et les murs repoussés pour que les corps investissent de nouveaux espaces. La mise en scène est d’une immense fluidité, étourdissante et vivante. La figure virile et patibulaire du trafiquant se trouve à contre-courant de tous les clichés du film de cartel lorsqu’il se met à chanter son désespoir d’être né homme, dans une élégie sidérante. On comprend très vite que cette impression de jamais-vu ne nous quittera pas.
Dans la deuxième partie du film, après une ellipse au cours de laquelle la transition de Manitas en Emilia Perez est effectuée, Rita reçoit une nouvelle mission. Manitas se faisant passer pour mort aux yeux de tous, dont sa famille, Rita est désormais la seule personne au courant de celui qu’Emilia a été. Elle est le dernier lien avec son passé et cette partie d’elle-même, qui demeure malgré tout quelque part en elle. Après une magnifique scène de retrouvailles dans un restaurant, s’ensuit une autre d’autant plus émouvante qu’elle ne peut pas être partagée. Emilia se présente comme une tante de la famille et accueille sa femme et ses enfants qui ignorent tout de son identité. Alors qu’elle étreint les siens, sa sensation d’être en même temps si loin et si proche d’eux bouleverse. On peut parfois penser à Annette (Leos Carax, 2021), autre comédie musicale d’un cinéaste français qui interpelle notamment sur la violence masculine et interroge le père à travers les yeux de l’enfance. Ici, lorsque la fille d’Emilia dit qu’elle lui rappelle l’odeur de son géniteur, la puissance du non-dit atteint un véritable moment de grâce, l’amour filial étant capable de dépasser toutes les frontières.
Emilia Perez enchante ainsi par ses tableaux musicaux autant que par l’accès offert à l’intériorité des personnages, tout en questionnant le retour du refoulé. Toutes et tous bénéficient ainsi de la possibilité de se réinventer aussi souvent que la mise en scène. Selena Gomez et Zoe Saldana sont impressionnantes de charisme, et Karla Sofía Gascón une révélation, incarnant à la fois Manitas et Emilia. Lorsque la dernière scène cède sa place au générique, une envie nous envahit soudain : recommencer immédiatement ce fabuleux voyage.
21 août 2024 – De Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez