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MA VIE MA GUEULE

Barberie Bichette, qu’on appelle à son grand dam Barbie, a peut-être été belle, peut-être été aimée, peut-être été une bonne mère pour ses enfants, une collègue fiable, une grande amoureuse, oui peut-être… Aujourd’hui, c’est noir, c’est violent, c’est absurde et ça la terrifie : elle a 55 ans (autant dire 60 et bientôt plus !). C’était fatal mais comment faire avec soi-même, avec la mort, avec la vie en somme…

Critique du film

Lors de la cérémonie des César 2024, Justine Triet a rendu un hommage particulier : « Elle n’était jamais dans la séduction, et les gens qui ne cherchent pas à être dans la séduction ont un pouvoir fou car ils ont un accès direct à l’essentiel, à ce qu’il y a de plus important dans la vie. Donc je pense à Sophie Fillières. » Comment dire au revoir ? À ses proches, à ses spectateurs, au septième art ? Au FEMA de La Rochelle, No Home Movie de Chantal Akerman répond partiellement à cette question : la cinéaste belge s’est suicidée après avoir réalisé son film le plus personnel, un documentaire sur sa vie et sa mère. Quelques jours après, Ma vie ma gueule, dernier long-métrage de Sophie Fillières tourné juste avant sa mort le 31 juillet 2023, est diffusé dans une soirée en hommage à sa réalisatrice. La cinéaste française avait pris pour habitude de faire des films intimes, remplis de personnages un peu paumés, reflets d’une femme qui estimait l’être tout autant. 

Dans Ma vie ma gueule, Barberie Bichette (Agnès Jaoui) est l’alter ego assumé de Sophie Fillières. « J’ai 55 ans et je ne sais toujours pas quelle est ma nature. » Face à son psy qui collectionne les bibelots animaliers en tous genres, celle qu’on appelle ‘Barbie’ a peur d’elle-même. Une Barbie, elle n’en est plus une : elle ne se maquille plus, mange au McDo à la grande surprise de sa fille, est séparée de son mari, n’a plus de relations sexuelles, ne va plus au travail. Elle écrit des poèmes maladroits dans des endroits improbables. Elle démonte des lampes. Elle vérifie toujours qu’elle n’a rien oublié d’important. Elle se persuade que celui qui se présente comme un amour d’enfance n’est qu’un mirage, voire une incarnation directe de la Mort qui la guette. « Je ne suis pas prête », répète pourtant Barberie, rendant le contexte du visionnage encore plus déchirant.

Ma vie ma gueule

La folie douce

Comment dire au revoir ? En parlant de soi. Dans cet autoportrait à peine déguisé, Agnès Jaoui porte les vêtements et les bijoux de Sophie Fillières, copie ses expressions et sa voix de fumeuse. La cinéaste fait vivre trois actes à sa protagoniste : le premier (intitulé Pif !) la voit doucement se déconnecter du réel : elle se persuade d’aller bien, oublie certains éléments de sa vie, ment à ses amies sur ses actions les plus anodines. Dans le second (Paf !), le plus faible et bordélique des trois, elle arpente les couloirs d’un hôpital psychiatrique pour renouer avec le désir de vivre. Dans le troisième (Youkou !), elle s’embarque dans un voyage intime et mental pour se retrouver pleinement. Le récit est décousu, souvent instable. Mais quoi de plus normal ? Quand on dit au revoir, on bégaye, on panique, et on espère que ce n’est pas un adieu. On tente d’aller de l’avant. Barberie essaie constamment de le faire : lorsqu’elle doit choisir une police pour écrire un texte sur sa vie, la plus adaptée s’appelle « Avenir ».

Ma vie ma gueule n’est pas un chant du cygne misérabiliste. Sophie Fillières signe un long-métrage touchant et juste, porté par cet alter ego qui décide de se recentrer sur elle. Même si Barberie rêvasse souvent, qu’elle parle en solitaire pour se rassurer et qu’elle laisse ses yeux se perdre dans un monde auquel personne d’autre n’a accès, la quinquagénaire « ne se sent pas seule ». Sophie Fillières a réalisé un dernier film rempli d’espoir, portrait instable et loufoque d’une femme qui n’a pas laissé la mélancolie l’emporter.

« Je veux me souvenir de tout, à chaque instant », explique la protagoniste à une bijoutière. Ce rêve restera une illusion, de celles dont Sophie et ses personnages ont le secret. Peut-être que la cinéaste y est parvenue de là où elle nous regarde. Lorsque Barberie regarde ses enfants à travers la vitre d’un bateau, ceux-ci ne peuvent pas la voir. Qu’importe, ils lui font de grands gestes malgré tout, saluant les souvenirs d’une vie remplie de tendresse, de bizarreries, d’amour et de maladresse. La cinéaste peut reposer en paix : si une chose est certaine, c’est qu’on se souviendra de sa vie, mais surtout de sa gueule.


18 septembre 2024 – De Sophie Fillières, avec Agnès JaouiPhilippe KaterineÉdouard Sulpice


FEMA La RochelleCannes 2024