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I’M STILL HERE

Quand son mari est enlevé par la dictature militaire dans le Rio des années 70, Eunice Paiva est une mère de famille éloignée de la politique. « Je suis encore là » raconte sa métamorphose en une femme déterminée à comprendre et qui va mener un combat acharné contre le régime militaire.

Critique du film

Walter Salles est un cinéaste atypique : héritier d’une grande famille brésilienne, il a vécu dans plusieurs pays dont la France et les Etats-Unis, avant de commencer une prolifique carrière de metteur en scène. Tantôt profondément ancré en Amérique du Sud, comme avec son très réussi Carnets de voyage (2003), il aussi été aux commandes de projets américains comme Dark Water (2005) et son dernier film en date Sur la route, librement inspiré par la « Beat generation » et le célèbre roman de Jack Kerouac. I’m still here marque la fin de douze ans d’années d’absence, et un retour au Brésil minutieusement orchestré, dans un moment de l’histoire de ce pays qui résonne fortement avec les thématiques du film.

I’m still here commence dans la plus grande insouciance, presque la carte postale, une maison au bord de la plage, une famille heureuse et aisée où règnent l’amour et le respect. Les années 1970 sont le théâtre d’une montée au pouvoir de l’armée et d’une dictature sanguinaire qui a usé de la torture et de la coercition, ciblant toutes les familles ayant eu un rôle dans les cercles du pouvoir. Tous les élus, militants, et proches apparentés à la gauche brésilienne se sont vus inquiétés, arrêtés, et interrogés par l’armée, allant jusqu’à faire disparaître des hommes et des femmes dans une purge qui ne portait pas son nom tant l’information était muselée d’une main de fer. La joie et la fête du début du film, porté par une fratrie de jeunes enfants et adolescents, volent en éclats au profit de l’angoisse et de l’inquiétude de ne jamais revoir les parents enlevés au grand jour dans leur propre maison.

Il est difficile de ne pas penser au sublime Aquarius de Kleber Mendonça Filho, qui est une fresque d’une ampleur comparable, balayant plusieurs décennies d’histoires d’une famille brésilienne, avec la même habileté à utiliser la musique comme support du film. En effet, la bande son est une richesse immense dans I’m still here, elle n’est pas utilisée comme de simples vignettes illustratives et nostalgiques, mais bien comme d’une arme à l’appui de la mise en scène, pour créer une dynamique enivrante extrêmement efficace.

Walter Salles et ses collaborateurs composent un mélange de morceaux internationaux et d’autres typiquement brésiliens qui ne tombent jamais dans la gratuité où la caricature de la reconstitution d’une époque trop fantasmée. Une scène magnifique illustre ce propos et le tournant narratif de film, quand on assiste à l’arrestation d’un groupe de jeunes gens par l’armée, car jugés ressemblant avec des militants recherchés. Dans une envolée musicale de grande classe, on assiste à la mort de l’innocence d’une génération, projetée de plein fouet dans l’autoritarisme dictatorial.


Au-delà de cet élément musical, l’auteur apporte une valeur ajoutée à son histoire avec la présence d’une caméra super 8, typique de ces décennies pour les vidéastes amateurs. Plus qu’un détail cosmétique, le petit appareil devient un mode de communication privilégié entre les différents membres de la famille, surtout quand la fille aînée, Véra, part pour un voyage en Angleterre de plusieurs mois. Elle construit ses longues lettres comme une voix-off accompagnant ses bobines de pellicule, dans une interactivité passionnante qui crée du lien même à des milliers de kilomètres de distance. Si cela participe d’une aisance matérielle et d’un bonheur entier dans le premier tiers du film, cela permet aussi par la suite de jouer le rôle de pansement sur les multiples peines causées par le régime.

I’m still here nous plonge avec délicatesse mais fermeté dans l’horreur des répercussions de l’arrivée au pouvoir d’un régime autocratique. L’horreur pourrit petit à petit l’atmosphère de la grande maison familiale, jusqu’à en saper les fondations, cela définitivement. Si les disparitions tragiques restent hors-champ, elles se matérialisent avec le moment du déménagement et l’obligatoire évacuation du domicile familial. Cette perte concrétise le drame qui opère, et marque le début d’une autre vie pour le petit groupe qui va devoir complètement se réinventer, grâce à la seule force d’Eunice, qui doit dans le même mouvement retourner à ses études et déménager les siens à Sao Paulo. Cette rupture est comme une mort symbolique et une obligation de renaissance, laissant la peine tapie au fonds de soi, indépassable.

Fernanda Torres est parfaite dans le rôle d’Eunice, femme forte et sensible qui devient cheffe de famille et gardienne de la mémoire de son mari. Elle incarne la dignité de toutes ces personnes qui ont du survivre à l’oppression de la dictature militaire. Walter Salles lui confie en quelque sorte les clés du film, dans un espace d’expression sublime pour une actrice, une occasion de briller au sein d’un sujet si brûlant au Brésil, quelques mois après que le régime Bolsonaro se soit achevé, et qu’une nouvelle atteinte aux libertés publiques soit revenue en force au Brésil.


15 janvier 2025 – De Walter Salles, avec Fernanda MontenegroFernanda TorresSelton Mello


Mostra de Venise 2024