DU CÔTÉ D’OROUËT
Durant leurs congés d’été, trois jeunes parisiennes décident d’aller se mettre au vert et c’est sur la côte vendéenne, à Saint Gilles Croix de Vie que les amies trouvent leur bonheur. Kareen, Caroline et Joëlle, enthousiastes, ont bien l’intention de profiter et d’oublier tous les tracas de la vie parisienne. L’arrivée impromptue de Gilbert, le chef de bureau de Joëlle, pimente d’autant plus les vacances et les jeunes femmes prennent un malin plaisir à le faire tourner en bourrique.
Critique du film
Les films de Jacques Rozier ont ceci d’unique qu’ils ne peuvent être réduits à aucune autre case que celle regroupant les films… de Jacques Rozier. Même au sein de la Nouvelle Vague, sa filmographie fait figure d’îlot. Rozier, c’est le cinéma de contrebande, de la tangente, des doux dingues et des bouts de ficelle toujours détachés, toujours attachants. De cet archipel de cinéma en liberté, Du côté d’Orouët constitue sans doute le sommet. Jamais le temps des vacances ne s’est écoulé sur un écran avec autant de justesse, temps du jeu, temps des rires, temps de la séduction, temps qui file entre les doigts comme du sable.
Seules au monde
Dès Rentrée des classes, court-métrage de 1956, Rozier associait cinéma et évasion. Une ligne de fuite qu’il n’a cessé de poursuivre, offrant de film en film des espaces de respiration habités par un esprit buissonnier d’autant plus ivre de liberté qu’il a pleine conscience que la parenthèse finit toujours par se refermer. Caroline, Kareen et Joëlle, trois jeunes femmes parisiennes, se retrouvent début septembre à Saint-Gilles-Croix-de-Vie dans la maison familiale des deux premières, cousines complices. Cette parenthèse va durer trois semaines, que Rozier choisit de nous raconter ni comme une chronique réaliste ni comme un film de vacances – même si il emprunte aux deux le sens de l’anecdotique et le goût de la vérité. Des cartons indiquent l’écoulement des jours telle une chronologie trouée d’ellipses comme autant de temps morts, une vacuité dérobée récit. Nous sommes déjà hors-saison et les filles sont seules au monde.
Ce petit monde qu’elles vont pouvoir choisir d’habiter comme elles l’entendent commence par la prise de possession de la maison, synonyme pour Kareen et Caroline de caverne aux souvenirs. Kareen évoque l’émotion de retrouver une lampe à pétrole dans sa chambre. Cette petite confession murmurée face caméra indique la conscience de cette dernière et le principe d’une sorte de contrat entre réalisateur et comédiennes, qui tient du chat et de la souris dans une forme de jeu où tout peut être attrapé par l’un et tout doit être validé par les autres. Une hypothèse non vérifiée, sans doute idéaliste, la fabrique du cinéma ayant appris à décevoir nos illusions de spectateur candide. Dès le seuil franchi, la maison est immédiatement remplie du rire des filles, un rire inextinguible, presque forcé, qui peut confiner au gloussement, un rire régressif, libéré de tout injonction à la bienséance. Un rire qui traduit une bonne humeur férocement communicative.
L’aventure du presque rien
Le programme est simple : se laisser porter par le vent, le bruit de l’océan, laisser la petite musique de l’insouciance infuser les âmes avides de repos et de légèreté. Du petit-déjeuner jusqu’au coucher de soleil, risquer l’aventure du presque rien, du temps perdu à tenter de se retrouver, se recentrer. Et rire, pour n’importe quel prétexte, prendre l’accent local en revenant de la ferme des Gruettes, rechausser les sabots et esquisser une bourrée endiablée. Se fatiguer de rire, entre filles. Un autre homme a-t-il si bien filmé cette connivence féminine, justement libérée du regard des hommes, une forme d’abandon qui confine à la légèreté ?
Et puis, un jour, c’est le 8 septembre, Gilbert débarque. Gilbert et Joëlle sont collègues, il est son supérieur, nous le savons depuis une séquence parisienne préliminaire. Il n’est pas là par hasard. Attiré par Joëlle, il avait bien noté la direction qu’elle comptait prendre. À la faveur d’une tempête, Gilbert ne tarde pas à s’incruster dans l’intimité des filles. Amusées par sa présence insolite, Caroline et Kareen le laissent planter sa tente dans le jardin (sablonneux) de la maison. Les deux cousines prennent ce drôle de type pour une distraction, un jouet. Il accepte ce rôle, à la fois bonne nature et trop content de pouvoir rester au contact de Joëlle qui goûte assez peu cette recomposition. Gilbert, aussi goujat que divertissant, c’est Bernard Ménez, asticot à la voix nasillarde, qui n’a pas d’équivalent pour jouer premier degré ce type de bouffon et finir par le rendre sympathique.
Le film est sorti dans une seule salle parisienne en 1973, mais le tournage remonte à l’été 1969, moment où Ménez comptait mettre un terme à son activité de comédien et accepter un poste d’enseignant au Canada. Il avait son billet en poche quand Rozier lui a fait savoir qu’il était retenu pour le rôle. Il faut le voir jouer avec dans anguilles et la panique des filles ou courir sur la plage derrière un voilier mis à l’eau (magnifique travelling qui, en isolant le personnage comme « cinquième roue du char » lui dessine son avenir) ou encore parler à Bégonia, son cheval réfractaire. Et puis il est au centre d’une séquence d’anthologie, seul en cuisine à préparer un congre entre deux gorgées de Gros Plan, lors d’une soirée catastrophe hilarante et cruelle.
Entre temps, un cinquième personnage est apparu, Patrick le beau marin, d’abord repéré par Joëlle mais dans les bras duquel tombera Kareen. La bonne humeur du film s’est progressivement teintée d’amertume, les jeux de séduction laissent des traces, Gilbert va finir par comprendre qu’on se joue de lui mais surtout le temps passe, et les nombreux plans sur la vieille comtoise de la salle à manger finissent par peser, on bascule irrémédiablement dans la seconde partie du séjour puis le compte à rebours est lancé, il fait mal. De manière sourde, l’espace se rétrécit entre la Vendée et Paris. Kareen s’échappe à son tour. Caroline et Joëlle restent seules, le temps de saluer Didine pour qui la saison des gaufres est terminée, et voilà qu’il faut refermer la maison, dans laquelle on laisse les rires se fracasser contre murs… jusqu’à l’année prochaine. Avant de refermer le portail, elles retrouvent une sardine dans le sable, vestige de Gilbert le campeur.
– S’il n’avait pas été là, on aurait eu des vacances complètement ratées.
– Oui, peut-être.
Le film s’est ouvert à Paris où il se referme en même temps que la parenthèse estivale. Gilbert conte ses vacances à une autre collègue et échafaude de nouveaux plans pour l’année prochaine, sous le regard amusé de Joëlle. Orouët sans si loin et notre vague à l’âme si grand.
POTEMKINE a ressorti quatre films du grand cinéaste en version 4K depuis le 4 septembre