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LA NOIRE DE…

Une jeune nourrice sénégalaise rejoint ses patrons français à Antibes. Elle espère découvrir la France et veut la visiter. Elle comprend vite que sa patronne ne l’a fait venir que pour servir de bonne à tout faire, sans aucun répit.

Critique du film

Tourné en 1966, dans un superbe noir et blanc qui lui confère une forme de gravité, La Noire de… est le premier long-métrage d’Ousmane Sembène, adapté de sa propre nouvelle, extraite du recueil Voltaïque. Né en 1923 au Sénégal, Ousmane Sembène était un romancier, cinéaste, homme d’engagement politique et syndical.  Les circonstances ne semblaient guère le prédestiner à un telle trajectoire : né dans la pauvreté, contraint d’abandonner très tôt l’école, il aurait pu ne connaître qu’une vie laborieuse et morose, mais sa passion pour le cinéma, sa pugnacité et ses différentes rencontres avec des personnes partageant ses idéaux en ont décidé autrement. Ayant pratiqué les métiers de maçon, de mécanicien ou de docker, Ousmane Sembène a adhéré à la CGT et au Parti Communiste qui lui permirent de renforcer une instruction prématurément stoppée et de partir suivre une école de cinéma en URSS, quand on lui affirmait en France qu’il n’avait aucune chance de percer en tant que cinéaste. 

Dans La Noire de…, une jeune sénégalaise, Diouana cherche du travail dans son village, situé aux alentours de Dakar. Embauchée par un couple de français pour garder les enfants, la jeune femme accepte de les suivre à Antibes quelque temps plus tard. Mais, très rapidement la situation devient intenable : Diouana, qui s’imaginait pouvoir découvrir la France, ne sort quasiment pas de l’appartement, croule sous le poids des tâches ménagères, nombreuses, répétitives et ce sous les reproches incessants de « Madame », sa patronne. De plus, les amis que reçoit le couple se permettent des familiarités déplacées – “Je n’ai jamais embrassée une négresse”, dit l’un d’entre eux et il s’exécute sans demander son avis à la jeune femme. La voix off de Mbissine Thérèse Diop, qui interprète Diouana pour ce qui fut son premier rôle au cinéma, fait ressortir toute la solitude, l’isolement et les humiliations quotidiennes que connaît la jeune femme. Diouana est profondément déçue par sa nouvelle vie et finit par décevoir ses proches, sa famille restés en Afrique et qui s’imaginent qu’elle mène la belle vie.   

La Noire de… a fait date pour plusieurs raisons : c’était le premier film réalisé par un cinéaste d’Afrique Subsaharienne, la première fois qu’une Africaine noire tenait le rôle principal d’un long-métrage, mais aussi bien sûr pour sa description sans concessions d’un monde et d’un mode de pensée qui détruisent parfois sans même s’en rendre compte. Les préjugés de certains des personnages, aussi aberrants qu’ils nous apparaissent, semblent couler de source pour eux.  

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Il est bien sûr question de racisme dans cette œuvre forte et sobre, mais aussi de la relation entre patron et employé. L’engagement d’Ousmane Sembène portait sur différents sujets, on pourrait dire sur différents champs de batailles – l’homme était réputé pour son caractère affirmé et ses emportements et avait été tirailleur durant la seconde guerre mondiale, de même qu’il s’était aguerri par des professions physiquement éprouvantes. Dans une scène de La Noire de…, Ousmane Sembène annonce ce que vont devenir certains pays d’Afrique Noire après la décolonisation : un monde où la corruption et les inégalités demeurent. Préoccupé par les enjeux sociaux et politiques, ayant milité contre les guerres coloniales, l’homme était particulièrement lucide, doté d’une intelligence aiguë.   

Après ce premier long-métrage qui obtint le Prix Jean Vigo en 1966, mais aussi le Tanit aux premières Journées cinématographiques de Carthage la même année, Ousmane Sembène a réalisé plusieurs autres films – dont Le Mandat en 1968 – et ouvrit la voie à d’autres cinéastes d’Afrique, comme Djibril Diop Mambéty ou Souleymane Cissé. Il a également beaucoup contribué à faire connaître le cinéma d’autres artistes.  Pour ce cinéaste, le cinéma devait être vu comme « une école du soir », un moyen de s’éveiller à certaines réalités, à mieux comprendre le monde et comment faire face, prendre sa vie en main. Ousmane Sembène est décédé à Dakar en 2007. Quant à Mbissine Thérèse Diop, elle a encore joué dans quelques films, mais a beaucoup souffert du rejet de certains de ses compatriotes qui voyaient d’un très mauvais œil le fait qu’on devine une partie de sa nudité dans une des scènes du film.  

Le film offre des images marquantes : l’arrivée de Diouana en bateau dans la solitude, sa tenue coquette qu’elle ne veut pas abandonner même pour les tâches ménagères, ce masque qui aura une signification bien particulière, peut-être même plusieurs…La Noire de reste une œuvre très forte et riche de sens, de symboles, un film beau et lucide. 

Bande-annonce

9 octobre 2024 – D’Ousmane Sembene, avec Therese M’Bissine DiopAnne-Marie Jelinek