UN NUAGE ENTRE LES DENTS
Malisard est reporter et Prévot photographe. Ils sont surnommés les Cowboys. Ensemble, ils sillonnent les rues de la capitale pour le quotidien Le Soir de Paris à la recherche d’un scoop. Leur boulot c’est toute leur vie, ils le pratiquent avec cynisme mais malgré tout avec un certain jusqu’au boutisme qui confine à un mépris du danger et à un refus des préjugés. Presque une morale…. Alors que Prévot vient de récupérer ses deux fils à l’école et qu’ils arrivent sur les lieux d’un cambriolage, les enfants s’éloignent. Les deux compères réalisent bientôt qu’ils ont perdu les « gosses ». Ils remuent ciel et terre pour les retrouver, sans succès. Mais à la rédaction du Soir de Paris, on se dit qu’on tient là un bien beau fait divers… Et qu’il serait intéressant de faire monter la sauce…
Critique du film
Premier film de Marco Pico, tourné en 1974 et co-écrit avec Edgar De Bresson, Un Nuage entre les dents met en scène un duo composé d’un reporter – Philippe Noiret – et d’un photographe – Pierre Richard, travaillant pour un quotidien. Dès le début de cette histoire, on voit les deux hommes parcourir, dans une Peugeot 403 délabrée, un Paris peu vu au cinéma car très éloigné de toute imagerie idyllique ou touristique. Un immeuble s’est écroulé et les principales victimes sont des ouvriers. Les cow-boys, comme les surnomme leur directeur, sont sur la brèche pour couvrir l’événement et lui donner toute son importance, ainsi qu’une couverture médiatique en rapport avec sa gravité. On comprend très vite que la direction du journal n’hésite pas à museler ses équipes quand les sujets et leurs traitements risquent de mettre en cause le pouvoir en place, les institutions et que le sensationnel peut servir à éteindre les ardeurs revendicatrices de ces salariés trop zélés dans leur mission d’information. Et quand Prévot, le photographe, ne retrouve pas ses enfants qu’il avait entraînés dans son travail avec Malisard, le reporter, il se pourrait bien que tout parte en vrille.
Autour des trois acteurs déjà cités, Marco Pico avait réuni un casting constitué de seconds rôles marquants du cinéma français des années 1970 : Jacques Denis, Paul Crauchet, Francis Lemaire, Michel Peyrelon ou encore Marc Dudicourt ou Gabriel Jabbour. Cette distribution sert à merveille une œuvre très en avance sur son temps et d’une grande force, d’une grande richesse. Un Nuage entre les dents offre une vision très sombre et désabusée du monde et de l’humanité, sans exclure une forme de tendresse et de poésie. Comédie dramatique et satire très corrosive, ce premier long-métrage qui était un coup de maître, une vraie réussite, n’a pas rencontré le succès qu’il méritait, sans doute à cause de son univers et du regard sans concessions porté sur notre monde.
L’utilisation d’un fait divers pour masquer les vraies problématiques sociales et politiques, un des thèmes principaux d’Un Nuage entre les dents se voit traité avec un humour caustique qui n’en minimise nullement la portée, loin s’en faut. L’exploitation d’un drame personnel ne cause aucun remords ou cas de conscience à un directeur de journal qui préfère mettre en exergue une histoire sordide pour faire du tirage et remettre au lendemain et en page 4 ou 5 un tremblement de terre dans un pays étrange qui a fait quelques centaines de victimes.
Pierre Richard, qui venait d’enchaîner de pures comédies entre des films d’Yves Robert et ceux qu’il avait lui-même réalisés, abordait avec le rôle de Prévot un registre plus nuancé, allant de la pure comédie, avec toujours ce côté physique très important, comme chez les artistes du cinéma muet, mais aussi une vraie profondeur et une complexité du profil psychologique. Prévot est un homme qui a ses zones d’ombre, c’est un photographe de reportage sur le vif, ce qui n’exclut pas une tendance au voyeurisme. Il est également prompt à s’énerver et à se fâcher avec Malisard, son binôme de travail, campé par un Philippe Noiret dont la placidité, la bonhomie ne sont peut-être que de façade.
Bénéficiant d’une très belle photographie – du chef opérateur Jean-Paul Schwarz – qui donne un ton froid, blême et cafardeux à cette histoire d’amitié professionnelle qui pourrait bien se déliter, Un Nuage entre les dents offre aussi de très belles compositions, de très belles scènes, comme celles de groupes dans la salle de rédaction notamment, et des gros plans sur les visages confèrent à cette œuvre atypique, attachante et trop rarement diffusée, une humanité et une vérité loin de tout artifice. Cette réussite plastique et la finesse, l’acuité de l’écriture font d’Un Nuage entre les dents un film essentiel.