INDIA DONALDSON | Interview
Avec son premier film, Good one, India Donaldson s’inscrit dans une filiation (qu’elle assume) avec une autre cinéaste américaine Kelly Reichardt, dont elle admire tant l’oeuvre s’inscrivant au sein des grands espaces sauvages étasuniens. Quelques heures après la présentation du long-métrage sur la Croisette, nous avons rencontré la réalisatrice pour évoquer le parcours intérieur de son héroïne vers l’émancipation, la charge émotionnelle incombant aux enfants aînés, celle des jeunes femmes dans un monde encore dominé par le patriarcat, mais aussi la représentation des personnes queer.
Débutons par une question plus contextuelle… Vous aviez déjà présenté Good one à Sundance en janvier. En quoi présenter votre film ici, à Cannes, dans ce lieu très particulier pour le cinéma international ?
Nous avons fait ce film avec une toute petite équipe et c’était un processus très intime. Mon objectif était simplement de le faire. Je ne m’autorisais même pas de rêver qu’on puisse le présenté à la Quinzaine des cinéastes. C’est au-delà de toutes mes espérances, c’est surréaliste ! J’ai du mal à trouver les mots pour décrire ce que je ressens, cela représente énormément pour moi d’avoir une telle opportunité et de le voir côtoyer d’autres oeuvres, de permettre à mon film de voyager au-delà des Etats-Unis.
Vous avez écrit le film pendant le confinement et vous avez passé quelques semaines avec votre famille. Aviez-vous déjà l’idée de celui-ci ou est-ce ce retour dans votre environnement familial qui a créé ce désir ?
Pendant l’épidémie, à Los Angeles, ils avaient fermé toutes les plages et les chemins de randonnée. On ne pouvait plus sortir de chez nous. J’ai grandi en faisant de la randonnée et du camping et je crois que je rêvais de m’échapper. Être isolée dans un environnement restreint m’a permis d’observer toutes les dynamiques intra-familiales, que je trouvais parfois amusantes, qui ressortaient et créaient des tensions entre nous. Quand on fait du camping dans un lieu isolé, on se retrouve libérés mais cela peut aussi être claustrophobique. Il y a une sorte de dualité que je trouvais intéressante à explorer, cet espace de confinement émotionnel.
De nombreuses scènes sont assez fascinantes car on devine l’intériorité du personnage de Sam. On a presque l’impression de l’entendre réfléchir… A ce sujet, au début du film, on a le sentiment elle a besoin de parler à son père de sa relation avec la jeune femme qu’on voit dans le prologue. Ce n’est pas le sujet du film, mais c’est comme si c’était le moment pour elle de faire son coming-out…
C’est un élément subtil du film, mais dans mon esprit elle l’a déjà fait et ce n’est pas un sujet par rapport à son père. Ce n’est pas un sujet de tension avec son père. Durant la scène du dîner, l’ami de son père fait une plaisanterie là-dessus mais les personnages restent silencieux. James Le Gros (qui joue le père) échange un regard avec sa fille, de façon silencieuse on comprend qu’il connait ce pan de sa vie mais qu’il n’est pas nécessaire d’en parler dans ce moment. J’avais envie de représenter le fait d’être queer dans ce contexte, que ce ne soit pas un sujet, et l’ami plaisante en avançant que ça la protègera des avances masculines…
En ce sens, on sent votre approche très rigoureuse dans le fait de distiller ces éléments qui conduiront par la suite à d’autres interactions plus problématiques…
Je ne veux en dévoiler trop sur le film, mais quand j’ai écrit le scénario je souhaitais laisser des indices qui n’y ressemblaient pas, qui pouvaient être verbalisées sur le ton de l’humour, mais qui offriraient une perspective différente lorsqu’on y repense pendant que le récit avance.
On apprend à connaitre Sam en l’observant, en scrutant ces détails qui nous permettent progressivement de la cerner un peu plus…
Je souhaitais faire un portrait de son expérience intérieure, que la caméra capture cette performance. Son histoire évolue durant le film. Elle vit beaucoup à l’intérieur d’elle-même. Comme ils sont au milieu de la forêt, elle est coupée du monde, elle n’a plus accès à son smartphone et ne peut plus communiquer avec son cercle d’amis. Cela la contraint à être présente dans le moment, pour le meilleur et pour le pire. Je voulais prendre le temps de dépeindre cette expérience.
En voyant le film, on peut deviner que vous avez grandi avec des parents séparés…
Ça se voit à ce point ? (elle rit)
Pourquoi avez-vous choisi ce moment très spécial de la vie d’un adulte en devenir, qui n’a pas encore quitté la maison mais qui va bientôt partir faire ses études ?
À cet âge, je me comportais d’une certaine façon avec mes amis, qui n’était pas la même avec ma famille. J’étais une adolescente assez facile à vivre, une sorte de gardienne de la paix intra-familiale. En y repensant plus tard, j’ai voulu réfléchir à comment cela m’a rendu ma vie d’adulte plus difficile, la gestion des tensions dans ma vie personnelle et professionnelles. Les conflits peuvent s’avérer sains pour résoudre certains problèmes. Je crois qu’on a besoin de passer par cette introspection qui permet, en tant qu’être humain, de rompre les schémas comportementaux implantés en nous depuis l’enfance et de trouver de nouvelles façons d’exister dans le monde et de nous ouvrir de nouvelles opportunités. Les moments de transition sont toujours intéressants à mes yeux, même s’ils sont difficiles.
Comme nous l’évoquions avec Lily Collias, le film représente sans emphase le patriarcat à l’épreuve du quotidien, Sam prenant la place qui lui est affectée du fait de son genre. Elle se retrouve à faire les tâches ménagères, pendant que les deux hommes bavardent près de la tante…
J’avais envie de représenter toutes les formes de travail nécessaires pendant une randonnée, les tâches manuelles bien sûr (la cuisine, le nettoyage, le pliage des tentes) mais aussi de communication avant le départ, lorsqu’elle écrit de la part de son père. Tout cela retombe sur elle. Elle a été conditionnée de cette façon depuis l’enfance donc ça ne le dérange même pas. Je voulais représenter comment tout cela repose sur elle et comment cela nourrit sa responsabilité émotionnelle. Elle a été habituée à écouter, à porter le bagage émotionnel de ses parents et leur donner un feedback. Et tout ce poids s’accumule silencieusement. Je repensais au poids du sac à dos. Quand on fait une randonnée, on a l’impression que le sac devient de plus en plus lourd et je trouvais que cela coïncidait avec le poids de ce qu’elle porte symboliquement sur ses épaules et à comment un point de rupture doit opérer inévitablement… Elle a besoin de se débarrasser de ce poids…
Et la symbolique des cailloux prend tout son sens, Sam remet une partie de ce poids sur les épaules de son père…
Exactement ! (elle rit).
Sans trop en dire sur le film, évoquons maintenant le déni des deux hommes. Ils ne veulent pas prendre leurs responsabilités. Le père ne veut pas confronter son ami et Matt ne s’excuse pas le lendemain… Sam encore comme l’adulte du groupe. Aviez-vous envie de représenter le courage des femmes qui prennent la parole ?
Absolument. Je suis toujours intéressée sur la façon dont les mots voyagent, mais je voulais aussi avoir une approche empathique avec ces deux personnages masculins. Sam lutte pour trouver la façon de communiquer et se sentir comprise, mais je voulais aussi que l’on comprenne ces deux hommes, qui ne parviennent pas à trouver l’espace de dialogue dans ce fossé de genre et de génération. Pour moi, c’était intéressant d’explorer cette inégalité et comment on s’enlise dans l’incompréhension.
On ne ressent aucun jugement envers les deux personnages masculins. Vous évitez l’écueil du manichéisme de genre.
Je ne souhaitais pas que le tournant du film arrive trop tôt pour que les spectateurs aient le temps de connaitre tous les personnages, qu’ils puissent avoir envie de passer du temps avec eux et les comprennent, même quand ils se comportent mal.
Et ce tournant devient encore plus douloureux…
Oui, on ressent une trahison.
Terminons cet entretien en évoquant la fin de votre film.
Les fins que j’apprécie le plus sont celles qui donnent l’impression d’un nouveau débit, qui suggèrent un futur inédit. Je souhaitais laisser les spectateurs avec leur propre expérience du film et leur permettre de se forger leur propre opinion. Je voulais leur faire confiance et que cette fin soit une ponctuation, qui marque la fin du voyage, mais aussi le début d’un nouveau chapitre. Tout n’est pas résolu, mais les choses ont changé. On ne reviendra pas en arrière.
Entretien réalisé en mai 2024 à Cannes