BILAN | Je est un autre : sur quelques films de l’année
Dédoublements, dissimulations, révélations, le cinéma aura tenté par tous les moyens, en 2024 de débusquer l’ennemi dans la glace, de percevoir la vraie nature de cet étranger dans mon lit. Un jeu de cache-cache identitaire qui intervient, étrangement, alors que nous sortons d’une période inédite qui nous a contraint à camoufler la moitié de nos visages. À vos masques, prêts, partez !
Les règles du jeu
Le quiproquo est le ressort préféré de la comédie sur lequel Artus s’est appuyé pour l’écriture d’Un p’tit truc en plus, carton inattendu de l’année. L’usurpation d’identité à laquelle se livrent son personnage et celui de son père est le moteur, assez vite usé, d’une série de situations comiques avec pour toile de fond, le passage progressif du mimétisme à l’empathie et le message de tolérance qui l’accompagne. On peut sourire et constater le braquage des bons sentiments.
Le Comte de Monte-Cristo est sans doute parmi les personnages les plus emblématiques du vengeur masqué, employant autant d’hétéronymes que d’apparences pour approcher une à une ses victimes. La naissance de Monte-Cristo passe par la mort symbolique de Dantès qui se substitue à la dépouille de l’abbé Faria pour réussir son évasion du château d’If. La mort d’un personnage, chez Dumas ou dans le film de Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière convoque la même puissance de la fiction si bien que le spectateur porte parfois en lui le deuil d’un personnage pendant très longtemps.
Les exemples sont légion, chacun•e identifiera sa propre expérience. Je n’en citerais qu’une, la mort de la petite Maria, jetée à l’eau « comme une fleur » par Frankenstein. La séquence est forte par le mélange de sauvagerie et d’innocence qui préside à ce geste. Elle devient indélébile, reprise dans L’Esprit de la ruche et vue à travers les yeux (inimitable regard d’Ana Torrent) de la petite Ana. Cette digression pour évoquer la suspension volontaire de crédulité, ou contrat d’abandon, qui n’empêche en rien les effets de résistance devant les ficelles de la dramaturgie.
Dans Grand tour, Miguel Gomes entremêle en virtuose les effets du réel et les sortilèges de la fiction, jusqu’à laisser tourner la caméra après la mort de Molly et voir Crista Alfaiate se relever. L’image de la comédienne bien vivante semble annuler la mort du personnage, le spectateur n’ayant pas le temps de la conscientiser. Gomes est alors ce magicien qui explique le « truc », se dépossédant ainsi d’une quelconque hauteur, idée immédiatement contredite par le mouvement de caméra qui isole en contre-plongée, l’équipe technique au milieu de laquelle on aperçoit furtivement le visage du cinéaste. Ici l’envers du décor éclaire la présence du décor lui-même et rappelle l’essence du cinéma : la règle du jeu.
Panoplies et avatars
Le jeu peut-être de séduction, ainsi les deux employées du téléphérique de Gondola rivalisent d’imagination pour surprendre l’autre. Au début du film de Veit Helmer, une simple pancarte suffit à attirer l’attention mais bien vite il faut trouver autre chose. Le temps de préparation paraît démesuré pour quelques secondes de temps suspendu, fugace instant où les cabines se croisent. Tout le plaisir réside dans l’escalade de l’inventivité doublée de celle du désir. Les cabines se transforment peu à peu en véhicules du transport amoureux alors que Iva et Nino endossent des rôles aussi surprenants qu’éphémères, en quelque sorte un effeuillage à l’envers.
Mais le jeu est aussi dangereux, le risque valant promesse d’intensité. La fascination de Kelly-Anne pour la figure du serial killer est au cœur des Chambres rouges de Pascal Plante. La jeune geek surfe sous pseudo sur le dark web à la recherche de la vidéo qui pourrait constituer la preuve de la culpabilité de l’homme dont le procès a commencé. Le film décrit à la fois la fascination de l’horreur et l’apparente insensibilité vis-à -vis de la violence la plus extrême. Un matin, Kelly-Anne arrive au procès du présumé monstre revêtue de la panoplie d’une des victimes. La provocation ne manque pas de créer un double effet, de panique et d’incompréhension, qui secoue le tribunal. La personnalité de la jeune ferme restera mystérieuse, elle semble vouloir s’approcher de la brûlure tout en se protégeant derrière des avatars d’elle-même.
Mon homme, cet étranger
Autre film de procès, Juré n°2 place son « héros » Justin Kemp dans l’impossible situation d’être juge (appelé à être juré dans un procès d’assise) et partie (le développement du procès s’apparente à un boomerang qu’il aurait pu lancé, une nuit d’orage, et qui vient percuter sa vie, promise à une rassurante banalité de bon mari et bon père). Si le scénario décrit le travail de la justice de manière assez lisse, Clint Eastwood parvient à instiller du doute partout, que ce soit à propos de la probité de la procureure, de la culpabilité de Kemp ou de la vertu de l’appareil judiciaire. Puis le cinéaste nonagénaire tranche net, en un seul regard, irréfutable. Les véritables victimes restent alors hors champ, derrière la porte.
Mon mari, cet étranger, c’est aussi le sujet de Border Line, le huis clos de Juan Sebastian Vasquez et Alejandro Rojas. Diego et Elena quittent Barcelone pour New-York. L’interrogatoire préalable à l’autorisation d’installation sur le territoire, plutôt retors, pousse Diego à révéler un passé dont Elena ignorait tout. Le doute s’immisce dans son esprit. Le huis-clos n’est pas avare d’effets mais, lorsque le film se referme, bien malin qui peut dire si le Diego du début est le même homme que le Diego de la fin. On peut aussi être un fiancé très prévenant et un mari désastreux, Priscilla en donne le parfait exemple avec le couple Presley. Du conte de fée à la prison dorée, l’idole convole et s’envole, Priscilla attend et déchante. La légende balaye la romance, Sofia Coppola reste attachée à son personnage qui finit par quitter Graceland comme on sort d’un cauchemar ouaté. Quelques similitudes et beaucoup de différences entre Priscilla et Anora, deux contes défaits, l’un avec un homme (déjà) gonflé et l’autre, chez Sean Baker, avec un petit prince dégonflé.
Les grands gagnants de cette affaire sont en premier lieu les comédiens dont l’essence du métier est de disparaître derrière les personnages, à la fois paravents de leur intimité et chevalets de leur talent. Lorsque le personnage lui-même est augmenté de l’ambiguïté du double, l’interprète se nourrit des échos, le jeu devient abîme, parfois gouffre.
Doubles et doublures
Chiara joue Chiara qui devient Marcello dans Marcello Mio de Christophe Honoré. L’hommage à Mastroianni se noie, hélas, dans un verre d’o, voyelle finale d’un prénom mythique scandé, depuis la non moins mythique fontaine de Trevi, par la sculpturale Anita Ekberg. Le film a beau crier très fort son admiration, l’écho laisse place à la coterie et Marcello n’advient jamais. Chiara, pourtant touchante, flotte dans son costume.
Dans May December, Natalie Portman doit jouer Julianne Moore. Ou plutôt Elizabeth, comédienne, s’apprête à incarner à l’écran Gracie dont l’histoire d’amour avec son mari a jadis défrayer la chronique (elle est tombée enceinte de son élève, âgé de 12 ans). L’air de rien, Elizabeth observe, dissimulée derrière le doute et les sourires. Todd Haynes filme une lente métamorphose, où la moindre légèreté se transforme en cruelle révélation. Les deux actrices, Julianne Moore dans le rôle du moule et Natalie Portman dans celui de la copie sont magistrales, toutes deux semblant se soumettre au principe des vases communicants alors que la rivalité gronde. On s’affronte par miroirs interposés, l’une croit singer alors qu’elle dépouille, l’autre pense tenir tête quand elle perd pied. Au milieu, Joe élève ses papillons et prend conscience, incrédule et déboussolé, des filets qui l’entourent. On se souviendra longtemps du monologue de Natalie Portman devant la glace, face caméra. C’est un sans faute, Elizabeth semble avoir avalé Gracie, vernis compris.
Autre actrice, autre film mais semblable sidération lorsque le visage de Léa Seydoux, au cours d’une scène de repas, dans le Paris début de siècle, se transforme, sans artifice, en celui d’une poupée. C’est pourtant par l’artifice, l’en-vert du décor, que Bonello, dans un geste similaire à celui de Gomes, mais en mode liminaire, ouvre La Bête. L’artifice encore, version adjectif épithète, qualifie l’intelligence qui menace les émotions à l’horizon 2044. Le film questionne autant la réification que la mécanisation, manière de présenter deux périls tout en les dévitalisant puisque Léa demeure.
En sa demeure, Martine ne reste pas longtemps seule après la mort de son mari. Elle héberge Jérémie de retour au village à l’occasion des obsèques du défunt. De quelle Miséricorde Jérémie peut-il être le nom ? Quelle solitude peut-il combler ? Chez Guiraudie, l’habit fait le moine et son absence fait bander le curé. Jérémie s’immisce chez Walter à qui il s’offre en miroir, modèle demi-portion flottant dans un marcel enfilé en douce pour troubler son homomorphe. Jérémie se greffe chez Martine, enfile les slips du boulanger pendant que l’abbé s’évertue à éfaufiler ses pensées coupables. Il se prête au besoin, au jeu du confesseur confessé. Jérémie est-il un imposteur ou une sorte de Joker, celui qui rend la main plus belle ? Ça tombe bien, Martine, la main, elle veut bien.
Rédemption et sacrifice
De la dissimulation ou de la révélation, laquelle a été le moteur premier qui a conduit Juan del Monte à devenir Emilia Perez ? Échapper à son destin, fuir ses responsabilités et/ou se façonner un corps qui corresponde à sa véritable identité ? C’était un beau sujet de faire coexister une aspiration existentielle, la transformation de genre, et une inspiration de genre, le film de cavale, le tout accommodé aux couleurs de la comédie musicale. Mais Audiard confond emporter et épater, en rajoute des tonnes et agace tellement qu’on a un peu honte, à la fin, d’être ému par la reprise des Passantes de Brassens en chorale et banda. Surtout on se demande toujours, depuis le temps que le cinéaste se retranche derrière les apparences, qui est vraiment Jacques Audiard ? Un kaléidoscope ? Un carrousel ?
Tout oppose Jacques Audiard et Emmanuel Mouret dont l’oeuvre se compose d’une série de variations sur le même thème. Sa dernière déclinaison autour des jeux de l’amour, Trois amies, entérine une approche plus grave entamée depuis Mademoiselle de Joncquières. Des trois amies du titre, c’est Rebecca (Sara Forestier) qui hérite du rôle ingrat de la copine duplice. Elle est à la fois l’amie d’Alice et la maîtresse de son homme. De même Eric est, logiquement, le compagnon de l’une et l’amant de l’autre. Alice, à son tour, se laisse tenter par l’aventure de l’extra-conjugalité. Le mensonge circule à flux tendu jusqu’à ce qu’Alice et Eric se rendent compte qu’ils tiennent à leur couple plus qu’iels ne le pensaient. Rebecca joue alors contre elle-même, privilégiant la relation amicale avec Alice (et Eric par extension) à ses sentiments. Elle endosse même la responsabilité de la rupture avec Eric. Superbe scène de rue où Sara Forestier joue admirablement la confusion des sentiments, feignant la joie excessive (elle s’invente une nouvelle liaison) pour mieux dissimuler son profond chagrin. Mouret évacue la question de la rivalité amoureuse au profit d’un plus complexe dilemme intérieur au personnage de Rebecca.
C’est dissimulé derrière un grotesque déguisement de touriste que Pierre-Paul trouve le courage de dire à sa fille Lesia, le cœur battant du Royaume de Julien Colonna, quel homme il est, d’où il vient et pourquoi il se retrouve dans une impasse. Affublé d’une perruque à la Anton Chigurh, le tueur à gages psychopathe de No Country for Old Men, le caïd corse fend l’armure. Au milieu d’un camping peuplé de touristes, rien ne le distingue d’un autre estivant alors que tout le sépare de l’insouciance ambiante. Sa confession vaudra héritage et la scène tire sa force du sens du tragique traversé d’un sourire provoqué par cette impossible tenue de camouflage. Plus tard, Pierre-Paul et Lesia partageront un fou rire à l’idée d’avoir pu tromper son monde en bouliste breton.
Body, somebody, anybody
Terminons ce tour d’horizon qui ne prétend pas à l’exhaustivité en abordant LE film de 2024 qui a porté l’idée du conflit intérieur et du double à son comble : The Substance de Coralie Fargeat. Alors que son étoile sur Hollywood Boulevard a perdu de son lustre depuis longtemps, Elisabeth Sparkle est parvenue à rester dans la lumière en devenant, sur le petit écran, la reine de l’aérobic. Le film commence quand la production décide de mettre un terme à son contrat et de lui trouver une remplaçante plus jeune. Un accident de la circulation la met opportunément sur la route d’un infirmier qui lui glisse une solution. Le remède miracle donne son titre au film, il n’a pas de valeur marchande (la question est éludée) mais, de manière beaucoup plus perverse, un coup à payer sous forme de pacte faustien. La substance permet à Elisabeth de donner naissance à Sue, qui répond au-delà des espérances aux promesses de jeunesse et de beauté vantées par… Par qui d’ailleurs ? Le dealer de fraîcheur reste mystérieux pour les personnages comme pour les spectateurs. Sue remplace Elisabeth à la tête du show matinal mais les deux femmes doivent se rappeler qu’elles n’en sont qu’une et que le contrat les contraint à basculer d’un corps à l’autre, chaque semaine, sans faute. Évidemment la règle est faite pour être transgressée et c’est ainsi qu’en un peu plus de deux heures, le film passe de la salle de bain de jouvence à la salle de bain de sang, observant les rivalités et la colocation chaotique avant de provoquer l’inévitable affrontement.
Le film procède beaucoup par décomposition, autant dans sa mise en scène du protocole que dans son montage pressé. Mais le clou du spectacle est la décomposition du corps d’Elisabeth, accéléré par les désobéissances de Sue. La névrose de Sue précipite la nécrose d’Elisabeth. Coralie Fargeat pousse le body horror movie jusqu’à plus soif, au point de noyer son sujet sous les hectolitres d’hémoglobines et autres fluides glaçants. L’image qui restera est pourtant loin de l’outrance, le regard perdu de Demi Moore dans le miroir, au moment de s’apprêter avant un rendez-vous. Elisabeth souffre moins du poids des ans que de solitude, un gouffre qui valait bien d’accorder ce rendez-vous à Sue qui présentait, à défaut d’une réelle altérité, l’avantage d’une présence, la possibilité d’un échange (à l’inverse de Sarah Bernhardt qui réclame, quelques minutes avant d’entrer en scène, un moment d’intimité en déclarant à ses proches : « laissez-moi me quitter »).
Sur le sujet de l’industrie du spectacle qui s’abreuve sans cesse à l’intarissable source de jouvence, rejetant sans ménagement les personnes ayant dépassé l’âge limite de consommation, il est toujours permis d’être davantage ému par Ginger et Fred de Federico Fellini. Par ailleurs, au sujet de la représentation, de l’instrumentalisation et des souffrances subies par le corps féminin, il nous semble que Apolonia, Apolonia, le très beau documentaire de Léa Glob, dit plus de choses avec moins d’emphase.
L’Histoire de Souleymane est le récit d’un menteur. Un menteur contrarié qui dans l’extraordinaire dernière séquence du film de Boris Lojkine, décide de se dépouiller de toute couverture identitaire. Face à l’employée de L’OFPRA, Souleymane (Abou Sangare, étonnant, qui a mis beaucoup de lui-même dans cette scène) tombe le masque et raconte son vrai parcours, ses réelles motivations. Ce faisant, il diminue peut-être ses chances d’obtenir le sésame mais son regard affirme surtout le soulagement de mettre fin à ce jeu de dupe qui l’a poussé trop longtemps à se trahir lui-même.
À rebours
Car tout le monde n’a pas biaisé cette année au cinéma, nous citerons deux contre-exemples en guise de conclusion. Le premier est un film de refuge et de confessions, Smoke Sauna Sisterhood met en scène un lieu mais surtout une parole. Les mots des femmes de la communauté Võro en Estonie, anecdotiques ou très intimes mais aussi le langage des corps. Les ventres qui rient, les mains qui pleurent expriment l’indicible. La fumée du sauna ne fait écran à aucune vérité devant la caméra d’Anna Hints. Le second est un exercice de frontalité, Christine Angot poursuivant avec Une Famille son travail d’autrice et son obsession de débusquer les faux-fuyants. Christine Angot se filme, déterminée et fragile et recueille des paroles essentielles. La longue conversation avec sa fille qui clôt le film ouvre enfin l’horizon d’un apaisement.
Deux films documentaires, mais il serait imprudent de réserver le monopole de la sincérité au réel, souvenons-nous plutôt de ce plan de Ma vie ma gueule : Barberie Bichette, double de la cinéaste Sophie Fillières, interprétée par Agnès Jaoui, s’arrête devant un miroir et gratifie son reflet d’un doigt d’honneur. Qui le lui rend bien. Grosse fatigue aurait dit le regretté Michel Blanc, à moins que ce ne fût son sosie.