Mattias_Nohrborg

MATTIAS NOHRBORG | Interview

À l’issue de la première édition du festival Visions Nordiques, nous avons pu nous entretenir avec son créateur et directeur artistique, Mattias Nohrborg. Producteur et distributeur reconnu en Suède, il nous a accordé un long entretien pour revenir sur la genèse du festival et sa volonté d’aider les productions nordiques à s’exporter. L’occasion également de revenir sur son expérience de producteur et distributeur européen (depuis les années 80), de profiter de son regard expert sur le marché cinématographique actuel et d’évoquer son nouveau documentaire consacré à Bo Widerberg, qui sera distribué en France par Malavida.

Lors de l’ouverture du festival Visions Nordiques, vous avez réitéré votre volonté de faire connaitre d’autres cinéastes nordiques, au-delà de ceux déjà établis comme Joachim Trier, Lars Von Trier, Ari Kaurismäki ou encore Susanne Bier. Pouvez-vous revenir sur la concrétisation de ce projet qui murissait depuis quelques années et sur les obstacles auxquels vous avez été confronté ? 

Mattias Nohrborg : Je ne souhaitais pas faire un festival de films suédois. Ça n’aurait été intéressant pour personne. Nous ne sommes pas de grands pays. J’ai souhaité inclure les 5 pays du Nord, ça me tenait à coeur car il y a beaucoup de liens entre nos cultures. J’ai sollicité les ambassades de chaque pays, qui ont toutes été partantes et qui ont soutenu ce projet. Bien sûr, il y avait des enjeux politiques et il fallait que chaque pays y trouve son compte. En France, j’ai pu bénéficier du soutien du CNC et de son nouveau président, qui était très enthousiaste aussi. Mais c’était un gros challenge d’accorder les opinions de tout le monde. Je suis fier du programme et de la diversité des douze films qui ont été projetés en avant-première.

Comment avez-vous élaboré cette sélection ? 

Depuis le mois d’octobre, j’ai vu 64 films produits depuis un ou deux ans dans les pays nordiques, pour réduire à la sélection que vous avez pu découvrir. Je tenais à montrer le travail de cinéastes que je connais et que j’estime, mais j’en ai aussi découvert plein d’autres. Je voulais pouvoir montrer les 12 meilleurs films qui ont été produits récemment dans les cinq pays nordiques et que les spectateurs puissent rencontrer les artistes, découvrir la créativité des auteurs nordiques. Je voulais aussi que la sélection comporte un documentaire (Hacking hate), j’aurais même souhaité qu’il y en ait plus mais je n’en ai trouvé qu’un qui me paraisse adapté pour cette première édition.

C’est un problème que nous soulevons régulièrement : la faible présence des documentaires au festival de Cannes. Comme pour l’animation…

C’est vrai qu’à Berlin, grâce à la section Panorama, il y a beaucoup de documentaires sélectionnés. À Cannes, il y en avait beaucoup plus avant, surtout à la Semaine de la Critique, mais moins ces dernières années. Mais en ce qui me concerne, l’un des problèmes majeurs était le manque de temps. Mais j’essaierai d’en voir encore plus pour l’année prochaine.

Le film Sentimental value de Joachim Trier, avec Renate Reinsve, est actuellement en post-production.

Vous avez aussi rendu hommage à quelques cinéastes très établis, dans la section « classiques ».

Ce ne sont pas tous des classiques, ou alors des « modern classics », comme Nouvelle donne de Joachim Trier. Le film n’est même pas disponible en Suède en édition physique. Le scénariste Eskil Vogt a pu venir parler du film à l’issue de la projection et il était enchanté, il m’a envoyé plusieurs messages pour me remercier. Le nouveau film qu’il a écrit pour Joachim Trier, Sentimental value, est en post-production et il devrait être sélectionné au festival de Cannes. Je l’espère, parce que c’est un des scénarios les plus brillants que j’ai lus ces dernières années. Eskil est vraiment un scénariste incroyable. Il pourrait même être publié, il pourrait être un grand écrivain.

Et ses deux films en tant que réalisateur (Blind et The innocents) sont excellents…

S’il le souhaitait, il pourrait être un cinéaste majeur, car il a une vision incroyable et sa mise en scène est somptueuse. Il arrive à explorer la complexité de ses histoires. Je crois qu’il prépare son troisième long-métrage, lorsque Sentimental value sera définitivement terminé.

À ce sujet, j’ai lu que le film avait été tourné en partie en France, en Normandie…

Oui, ils ont tourné une partie à Deauville. C’est l’histoire d’un réalisateur un peu tombé dans l’oubli (interprété par Stellan Skarsgård), qui assiste à une rétrospective qui lui est consacré lors du festival de Deauville. Le film se concentre sur sa relation avec ses filles, après le décès de leur mère. Le fait de devoir s’occuper de la vente de leur maison en Norvège va raviver les souvenirs.

Depuis un an, il n’y a eu que 5 ou 6 films nordiques qui sont sortis en salle en France. Pourquoi si peu de films venus d’Europe du Nord parviennent à s’exporter selon vous ?

C’est l’une des raisons pour lesquelles que j’ai voulu faire Visions Nordiques. Je voulais permettre au public et aux professionnels (les distributeurs, les exploitants) de découvrir d’autres auteurs. Cela a aussi permis de créer un réseau pour des collaborations futures avec la France, grâce au panel de rencontres professionnelles que nous avons organisées durant la semaine. Nous avons montré des films, dont certains qui n’avaient pas encore de distributeur en France, qui ont suscité l’intérêt. C’est un bon début, parce qu’on a pu inclure les distributeurs français, mais aussi des producteurs.

Même en France, qui est le pays du cinéma, et à Paris, qui bénéficie d’un grand nombre de salles, ce sont surtout les films sélectionnés à Cannes, à Berlin ou à Venise qui sont achetés par les distributeurs français. En tant que distributeur en Suède, je découvre des films dans de petits festivals, comme à la FEMA de la Rochelle ou Les Arcs. Mais je pense que nous avons du mal dans les pays nordiques à rester en contact avec les distributeurs français. Pourtant, il y a un enthousiasme. C’est donc plutôt une question de communication et d’entretenir ce réseau de collaboration à l’avenir. Mais je pense que cela reflète aussi l’état de la production dans les pays nordiques.

Je pense que Lars Von Trier est l’un des artistes majeurs de ces trente ou quarante dernières années.

Vous avez forcément un regard éclairé sur l’évolution de l’industrie depuis que vous produisez et distribuez des films. Comment avez-vous vécu les dernières décennies, avec la mutation du marché, les crises économiques et sanitaires, l’importance des plateformes et le monopole de grands groupes… 

J’ai commencé dans le cinéma dans les années 80 et j’ai débuté dans la distribution et la production au début des années 2000. Dans les territoires nordiques, et notamment en Suède, le système de financement a beaucoup changé. Beaucoup de jeunes talents ont pu percer ces dernières années. J’ai eu envie de les produire et de les distribuer en Suède. Mais ce n’est pas aussi simple de les exporter. Déjà, si on réussit à faire plus de 25000 entrées en Suède, c’est un succès.

Au Danemark, la situation était différente parce que de nombreux cinéastes se sont fait connaitre dans les années 2000, sous l’impulsion de Lars Von Trier. C’est pour ça que je souhaitais montrer un de ses films, Breaking the waves, pour cette première édition. Thomas Vinterberg, Susanne Bier et Lone Scherfig ont suivi la voie qu’il a ouverte. Je pense que Lars Von Trier est l’un des artistes majeurs de ces trente ou quarante dernières années. Il a influencé et inspiré tellement d’artistes ! Il a encouragé les gens à faire leur propre film dès la fin des années 90.

Lars Von Trier

En Suède, la « vague » est plutôt arrivée plus tard, dans le courant des années 2010, et pareil en Norvège à plus petite échelle, dans la lignée de Joachim Trier. Quelque chose s’est passé et je l’ai vécu de l’intérieur, pas seulement en tant que producteur mais aussi en tant que distributeur. C’était une période fantastique ! Dans les années 90, il n’y avait presque aucun film à distribuer, à part des derniers films de Bergman et Widerberg. Aucun nouveau nom n’émergeait. Alors c’était fascinant de voir tous ces nouveaux cinéastes réaliser des films.

La pandémie, c’est autre chose. Nous avons du repousser de nombreux projets. Les salles de cinéma n’étaient pas fermées, mais les productions étaient paralysées. Même pour mon documentaire consacré à Zlatan Ibrahimovic (I am Zlatan), j’ai eu un délai d’un an et demi. On a pu tourner à Malmö, mais pour aller au Pays-Bas où il a continué sa carrière, il a fallu attendre davantage. Mais le film a été très bien accueilli en Suède, mais aussi en Italie où il est très aimé.

En France, vous avez des lois contre le monopole.

Quel est l’état du marché d’exploitation cinématographique dans les pays nordiques ?

La situation est différente selon les pays. En Suède, une chaine de cinéma (AMC) domine largement le marché. Ils contrôlent environ 80% des salles. En France, ce ne serait pas possible je crois, parce que vous avez des lois contre le monopole. En Suède, il n’y a que 15% de cinémas indépendants. Stockholm ne possède presque pas de salles indépendantes, contrairement à Paris.

Est-ce plus compliqué d’y distribuer des films d’auteur ?

Cela dépend des films. Pour Anatomie d’une chute et Perfect days, que j’ai distribués en Suède, je me suis essentiellement tourné vers les cinémas indépendants. Là, j’ai sorti Les graines du figuier sauvage de Rasoulof, et pour Je suis toujours là, ce sera pareil. On doit se contenter de convaincre les petites salles avant de tenter sa chance auprès des grandes chaînes, pour arriver à le faire diffuser dans quelques salles, même à Stockholm. C’est un vrai problème en Suède, mais aussi en Norvège. La situation est un peu plus facile au Danemark, grâce à Nordisk film.

Mattias Nohrborg et Isabelle Gibbal-Hardy

Pour revenir au festival Visions Nordiques, vous l’envisagiez dès 2019, avant le Covid. Cette année, vous avez enfin pu concrétiser ce projet de longue date et vous avez réussi à faire venir de nombreux artistes pour présenter les films et échanger avec le public… 

Nous avons pu recevoir une trentaine d’invité-e-s et ils étaient très heureux de rencontrer le public français, les distributeurs. Tout le monde était ravi.

Tout ce qui compte, c’est de prendre du plaisir. Surtout en ce moment, dans un monde où tout est en train de s’effondrer, on en a encore plus besoin. Les films permettent de communiquer, de réunir les gens.

Quel bilan dressez-vous de cette première édition ? 

J’ai vu que les salles étaient de plus en plus remplies chaque jour et ça me fait plaisir pour les réalisateurs et que le public ait répondu présent. Je ne voulais pas qu’il y ait de compétition, je voulais simplement que ce soit un moment de joie et de partage. Simplement : « venez voir des bons films et échanger avec des personnes sympathiques et créatives ». J’ai bon espoir que Joachim (Trier) puisse venir l’année prochaine, c’est un garçon simple et charmant. J’espère pouvoir aussi inviter Ruben Östlund, que je connais bien.

Tout ce qui compte, c’est de prendre du plaisir. Partager des oeuvres, en découvrir. Et de le faire avec des gens intéressants. Surtout en ce moment, dans un monde où tout est en train de s’effondrer, on en a encore plus besoin. Les films permettent de communiquer, de réunir les gens. Je voulais que l’on puisse ressentir cette énergie positive !

C’était le cas ! Et vous avez pu compter sur l’équipe du Grand Action, pour projeter les films dans d’excellentes conditions.

Oui, c’est un cinéma fantastique. J’ai rencontré la directrice (Isabelle Gibbal-Hardy) à Cannes l’an dernier et elle a tout de suite montré son enthousiasme, avec Victor son collaborateur. Les trois salles sont magnifiques et le sound system est fantastique. J’ai été content d’organiser ce festival avec eux et de pouvoir envisager une nouvelle édition l’an prochain, mais il faudra que l’on prenne des décisions plus en amont. Cette première édition s’est faite en seulement quelques mois, avec quelques contretemps que je n’évoquerais pas. Nous n’avons pu communiquer qu’au début de l’année, contrairement à ce que nous avions prévu.

Vous êtes plutôt confiant pour qu’il y ait une deuxième édition l’année prochaine donc…

Oui, je crois. J’ai l’impression que ça a été un succès. C’était beaucoup de travail, surtout en coulisses. Tout ce que l’on ne voit pas, toutes les personnes qui ont travaillé pour que le festival puisse avoir lieu. Mais tout le monde est satisfait, les ambassades, les institutions, les organisateurs et les spectateurs, donc la prochaine édition devrait avoir lieu. Nous allons avoir plus de temps pour la préparer et faire des choix plus tôt, avant l’été, plutôt que de passer les fêtes de Noël à travailler avec ma fille comme cette année (rires).


Propos recueillis, traduits et édités pour Le Bleu du Miroir

Remerciements : Mattias & Amanda Nohrborg